Par Mohamed HAMROUNI Jamais Mouammar Kadhafi — doyen des chefs d'Etat en exercice depuis le retrait de Fidel Castro et le décès d'Omar Bongo — n'a été aussi conciliant dans ses convictions et ses certitudes avant le vent de révolte soufflant sur la Libye depuis bientôt trois mois. La levée des sanctions économiques, il y a plus de cinq ans, imposées par le Conseil de sécurité de l'ONU, en représailles aux opérations terroristes qui lui ont été attribuées (Lockerbie, décembre 1988-270 morts, entre autres) l'a délivré lui donnant ainsi l'occasion de sortir de son isolement international, surtout après la signature, en grande pompe, en août 2008 d'un accord de règlement du contentieux entre la Libye et les Etats-Unis d'Amérique, ouvrant la voie au rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Depuis, presque plus rien ne semble déranger le «guide», tant sur le plan externe que sur le plan interne. Et même sa dernière épine qu'incarnent les opposants islamistes tels que les Frères musulmans ou Al Jabha Allibia Al Islamia (Front islamique libyen combattant) a fini par disparaître en se réconciliant avec le régime. Cette position a donné au «guide» de la Jamahiria le sentiment d'être intouchable et incontournable et aux Américains l'occasion de réaliser des contrats juteux profitant ainsi des richesses mirobolantes du sous-sol libyen sans s'intéresser au déverrouillage du système qui concerne le peuple libyen. En fait, le verrouillage du système ne se limite pas uniquement au domaine politique et sécuritaire, mais implique aussi le pétrole, l'économie et surtout la finance. Et même le secteur des hydrocarbures dont dépend l'économie libyenne à hauteur de 84%. Toute action financière doit prendre en compte les intérêts politiques et sécuritaires du système. Pour rester au pouvoir, Kadhafi a tout fait pour arrondir les angles quant aux points de divergence entre Tripoli et Washington, y compris le démantèlement total et sans conditions de son programme d'armes de destruction massive à partir de décembre 2003. Mais Kadhafi ignorait-il qu'il allait contre la volonté de son peuple ? Au lieu de calmer la colère de tous et anticiper les mécontentements grandissants d'un peuple voué à la pauvreté et qui commence à critiquer explicitement ses méthodes de commandement et la mainmise de ses proches et de ses enfants sur les richesses du pays par les fistons, les cousins ou les membres des comités révolutionnaires, le «guide» s'est permis de renforcer un régime déjà contesté et corrompu en voulant surdimensionner le rôle de ces comités révolutionnaires qui lui servent de soupape de sécurité, plaçant ainsi à leur tête ses cousins Omar Ichkal et Ahmed Ibrahim tout en confiant à ses fils les hauts postes de décision et d'exécution. C'est ainsi qu'il crée le poste de chef du Conseil national de sécurité confié à son fils Moâtassem Bellah. Son fils aîné, issu de son deuxième mariage, Saâdi, s'est vu attribuer la tâche de diriger l'unité des forces d'intervention rapide. Hannibal Kadhafi, lui, a la mainmise sur les ports du pays. Quant au secteur des télécoms, il est sous le contrôle de Mohamed, le fils aîné du premier mariage, et Seïf Al Islam, le fils présenté comme le dauphin putatif. La plupart des officiers qui l'entourent sont soit issus de sa propre tribu (celle de guedadfa) soit formés dans les services de renseignements militaires. Aujourd'hui, dans un pays dévasté, le despote continue toujours à multiplier les outrances et les maladresses dont il en reconnaît certaines mais en fait supporter les responsabilités à ses troupes qu'il juge sclérosées et corrompues. Les mieux disposés à son égard déchantent. Les premiers à faire défection furent ses compagnons. Il prend à leur yeux les traits d'un dictateur déclaré. Son peuple meurtri, lui, n'est plus disposé à lui tolérer ses méthodes notoirement répressives et porte toujours le malheureux souvenir de la mutinerie de la prison d'Abou Salim, en juin 1996 qui a fait 1.200 tués et disparus, pour la plupart des étudiants. Aujourd'hui, le destin de l'auteur du coup d'Etat du 1er septembre 1969 semble être scellé. Il effectue son dernier périlleux virage à une vitesse vertigineuse, celui d'une mort tragique ou d'une humiliation devant un tribunal. Les Américains ne pouvaient pas espérer un meilleur scénario pour s'en débarrasser. A l'instar des despotes tunisien et égyptien, aujourd'hui déchus, le despote libyen, qui vit depuis quarante ans dans la hantise d'un putsh, n'a jamais été un stratège. Un stratège est un homme intelligent.