Il arrive une demi-heure en retard au rendez-vous fixé à 18h00 au siège du parti Afek Tounes, s'excuse rapidement et avant même qu'aucune question ne lui soit posée démarre en trombe l'interview. Encore à cheval entre son ministère (le Transport et l'Equipement) dont il a démissionné il y a quelques jours et le parti, qu'il a fondé avec un groupe d'amis le mois de mars dernier, Yassine Brahim venait juste de faire ses adieux à ses collègues du gouvernement, «une belle équipe dit-il, qui a travaillé en symbiose». Moment émouvant du dernier conseil ministériel. Dans la salle à côté, plusieurs militants du parti discutent à bâtons rompus en attendant ce bouillonnant informaticien, rodé aux expériences managériales à travers les quatre coins du monde, pour préparer l'ordre du jour du meeting d'Afek le lendemain à Gabès. Yassine Brahim, l'homme pressé, parce que, dit-il, «la période de transition démocratique ne devra pas durer trop longtemps pour assurer une reprise économique à notre pays». Tête d'affiche de ce nouveau parti démocrate libéral ? Probablement. Une chose est sûre : ce golden boy, qui a introduit énergie, modernité et fraîcheur dans les arcanes de son ministère, est aujourd'hui atteint par le virus de la politique… Un ministre qui démissionne : quelles procédures doit-il suivre ? J'ai avisé M. Béji Caïd Essebsi, le Premier ministre, de mon désir de quitter le gouvernement le mercredi 15 juillet. Très vite, la rumeur journalistique a commencé à circuler. J'ai alors, en coordination avec la communication du Premier ministre vendredi dernier reçu le feu vert pour officialiser ma décision peu après avoir rencontré le président de la République. Dans ces cas-là, je me présente plutôt comme un soldat discipliné. Entre-temps, je continue à assurer le quotidien du ministère jusqu'à la nomination de mon successeur et de préparer la passation. Monsieur le ministre, quelles sont donc les raisons de votre démission ? La raison qui a déclenché ma décision est le report de la date des élections de l'Assemblée constituante. Il m'a fallu quelques jours après la Révolution, dont j'ai suivi les péripéties de la dernière semaine tunisoise à partir d'ici où ma famille est établie pour me projeter dans l'idée de servir mon pays en m'activant dans le réseau associatif ou le domaine communal. Peu après, on est arrivés à la conclusion avec un groupe d'amis qu'en fait si on voulait vraiment influer sur l'avenir du pays, il fallait se positionner par rapport à l'exécutif. On s'est dit, quelque part jusqu'ici nous avions été des spectateurs frustrés de ce qui se passait en Tunisie, on n'était pas prêts à mettre notre vie familiale, ni de cadres supérieurs en danger. Par contre, si maintenant on retombait dans la même passivité, vu notre âge, notre expérience, notre niveau de connaissance et de confort, on serait responsables vis-à-vis du pays. C'était une prise de conscience collective : réfléchissons à ce qu'on pourrait ramener à la Tunisie. Nous avions alors écrit un papier à M. Mohamed Ghannouchi, lui expliquant pourquoi son gouvernement n'allait pas tenir : les gens étaient dans la rue, beaucoup de ministres avaient une coloration RCD…Nous avions réussi à lui faire parvenir notre missive entre autres par la voie de l'une de nos connaissances, Sami Zaoui, qui faisait partie du gouvernement. Fin janvier, la situation s'étant calmée, je reprenais ma vie professionnelle et repartais vers Madrid. Et voilà qu'a mon retour, Elyès Jouini, alors ministre des Réformes économiques et sociales, me téléphone pour me dire que mon profil pouvait intéresser le Premier ministre, qui cherchait des «technocrates» doublés d'une expérience managériale pour son prochain gouvernement. Je ne m'y attendais pas. Et voilà que Si Mohamed m'appelle pour me dire « vous êtes nommé ministre du Transport et de l'Equipement ». Tout s'est très vite enchaîné. Même ma fille, poursuivant ses études à Paris, n'arrivait pas à comprendre. Elle m'a fait la tête pendant une semaine car elle a appris la nouvelle par la télé ! Entre-temps, je participe à la fondation du parti Afek Tounes, que je rejoins les week-ends. Tout cela pour vous dire que j'avais prévu dès le début de finaliser ma feuille de route fin juillet pour me consacrer enfin à Afek. Malgré le fait que mon travail au ministère a représenté pour moi une très belle expérience professionnelle et humaine — le mois y équivalait à une année — cela n'a fait que renforcer ma conviction. Il fallait me rendre disponible pour aller vers les gens, les écouter, influer sur un programme. Je l'ai fait dans le cadre du ministère dans la mesure du possible et dans le contexte des contraintes administratives de mes fonctions. Vous aviez déclaré que vous êtes arrivé au terme de votre feuille de route. Pourriez-vous nous en présenter les grandes lignes ? Nous avons terminé tout l'exercice budgétaire 2011. Les projets sont en train de démarrer. Nous avons changé beaucoup de cadres pour ramener la confiance au sein du ministère. Nous avons travaillé sur les régions en renforçant le programme des routes rurales. Malgré quelques petits conflits, qui continuent, on a fait démarrer la plupart des entreprises liées à mon ministère. On a organisé une journée sur «La logistique et les perspectives à moyen terme pour le pays en matière de transport et d'équipement». Tout ce schéma a été calé sur l'échéance du mois de juillet. Le gouvernement suivant travaillera probablement sur 2012 et attaquera une nouvelle feuille de route. Est-ce que la critique qui a commencé à circuler, notamment sur les réseaux sociaux, disant que vous profitiez de votre visibilité de ministre pour doper la cote d'Afek a joué dans votre décision ? Ça a joué sur le fait que quelque part, cette situation pourrait gêner l'action du ministre et notamment dans sa communication. J'aime établir des relations spontanées avec les gens, comme lorsque j'ai invité quelques contestataires à Sidi Hassine Sijoumi, où j'étais en visite de travail avec des professionnels de l'aménagement, dans le plus proche café pour discuter. Beaucoup ont apprécié ce geste, qui a tout de suite calmé la population, d'autres m'ont accusé d'agir ainsi par calcul politique. On a prétendu dans quelques journaux que je n'avais pas payé mon café. Je rectifie : ma consommation a été réglée par un membre du cabinet, que je n'ai d'ailleurs pas encore remboursé ! Le coup du bain de Taparura, c'était aussi une de vos idées ? Oui. Là c'est une autre affaire. L'entreprise, qui a assaini et aménagé la cote de Sidi Mansour en la débarrassant de tout le phosphogypse — l'Etat a investi 200 milliards dans ce projet extraordinaire- n'arrivait pas à convaincre les gens de l'opportunité de s'y baigner. Pourtant, le ministère de la Santé a prouvé par des analyses rigoureuses que l'eau de mer était devenue bonne. Alors, j'ai décidé que le gouverneur et mes collaborateurs fassent trempette avec moi en vue de donner l'exemple et d'inaugurer la saison des baignades. On a refusé de faire de la communication sur cette opération en empêchant la télé nationale de filmer. Mais un journaliste de l'équipe de tournage a quant même réussi à capter des images via son téléphone. Ce sont celles que vous avez dû voir sur Facebook. Que peut ramener un chef d'entreprise, tel que vous, qui avait d'autant plus des responsabilités mondiales, à la politique? Le terrain et l'expérience managériale. Je faisais 400.000 miles par an pour une raison simple : il fallait voir les clients et mes troupes sur place. On valorise les gens avec lesquels on travaille quand on va à leur rencontre. J'ai appliqué la même méthode à la politique. Lorsque je partais dans les régions, des visites très organisées, j'allais voir le gouverneur, un poste très difficile dans le contexte actuel pour toutes les responsabilités qu'il cumule. Nous partageons la même voiture, faisons connaissance pendant les visites de chantiers. Ce qui encourage les entreprises à aller de l'avant et tisse une relation basée sur la confiance avec le gouverneur. Résultat, quand par la suite, il fait face à un problème, il m'appelle directement. J'ai recruté parmi l'équipe de jeunes de mon cabinet, un cadre qui notait tout lors de mes déplacements à l'intérieur du pays : les problèmes, les blocages, les réalisations. A la fin de la journée on termine avec une réunion, au départ, elle rassemblait uniquement les directeurs régionaux puis j'y ai associé les acteurs de la société civile. Je ne fais aucun discours et laisse plutôt les gens s'exprimer. Puis nous donnons, mes directeurs régionaux et moi-même, des réponses aux sujets abordés. Au retour, nous établissons un compte rendu, ajustons la liste des tâches à entreprendre et communiquons aux autres ministres toute information pouvant les concerner. En fait, après ce passage dans le gouvernement, je suis convaincu que ce qui manque à l'administration tunisienne ce ne sont pas les compétences mais une expérience managériale surtout internationale, susceptible d'introduire une ouverture et une énergie insoupçonnables. Qu'est-ce qui vous a gêné le plus dans l'exercice de vos fonctions de ministre ? La lourdeur des processus administratifs et de certains décrets, lois et règles, la signature d'une paperasse inutile. J'ai convaincu une boîte de communication de travailler avec moi gracieusement en expliquant à ses responsables que le temps de réaliser un appel d'offres, dont la procédure exige trois à quatre mois, équivalait à la fin de ma mission. L'autre sujet frustrant concerne l'écart inacceptable des salaires entre le secteur privé et le secteur public. Un fait est sûr : la Fonction publique va péricliter si cet écart n'est pas réduit et si elle ne s'alignait pas par le haut sur le privé. Cet état de fait a beaucoup encouragé la corruption dans l'administration. Nous sommes passés d'une dictature à un pays en transition démocratique. Pensez-vous que les structures de l'Etat devraient connaître aussi une mutation ? Avez-vous eu des discussions à ce sujet au sein des conseils ministériels ? Oui, beaucoup. Je pense que ce gouvernement a pris déjà quelques bonnes mesures dans ce sens. L'exemple du projet des 20 000 emplois de la Fonction publique l'atteste. Nous avons fait en sorte de réduire la durée du processus de recrutement d'une année à trois ou quatre mois. Beaucoup reste à faire au niveau de la transparence, des chiffres. La réforme de la Fonction publique est un très gros chantier, que le gouvernement transitoire n'aura pas le temps de réaliser. C'est un virus, la politique ? A dire vrai, je ne saurais pas définir la politique. Si la politique veut que l' on arrive à améliorer la vie des populations, par exemple rentrer au bureau après avoir parcouru des centaines de kilomètres et rencontré des hommes et des femmes, qui vous racontent leurs difficultés à atteindre l'hôpital le plus proche par manque de routes et d'infrastructures diverses et que vous réussissez par votre travail à devenir « impactant » pour ces gens, oui ça me plaît ! Le manifeste d'Afek prône les mêmes valeurs que tous les autres partis nouvellement constitués : liberté d'expression, modernité, défense du statut de la femme tunisienne. Quelle est la spécificité, l'identité propre de ce parti ? Nous sommes dans une ligne moderne progressiste. Nous vivons dans un pays en développement traînant derrière lui beaucoup de problèmes sociaux. Parti du centre, nous avons choisi le libéralisme pour générer des richesses en vue de les répartir. Et c'est l'entreprise qui crée le potentiel économique et non pas l'Etat. L'Etat est un bâtisseur à long terme de l'infrastructure et un régulateur d'un marché qui doit être libre. Nous sommes d'accord avec l'article 1 de la Constitution : pour nous la religion n'a rien à voir avec la politique. Elle est une matière d'équilibre de l'individu. Qu'est-ce qui nous distingue vraiment ? Nous voulons concevoir la politique au sein de la société, comprendre les problèmes, établir un programme pour les résoudre avec une capacité d'exécution importante. A court terme, nous sommes en train de nous pencher sur la Constituante et les sujets politiques. En parallèle nous avons entamé avec un groupe de 200 personnes un gros travail sur notre programme détaillé par rapport aux réformes économiques, sociales et culturelles que nous voulons proposer. On vous appelle «l'Obama blanc». Une manière de dire que vous êtes présidentiable. Alors une carrière de président de la République vous intéresserait-elle ? Je vous précise que ce n'est pas moi qui l'ai dit! Il me semble que ma manière de voir les choses et d'aborder les problèmes en tant que ministre a plu au sein du ministère et des régions. Si je suis capable de convaincre les Tunisiens de ma manière de gouverner, je serais plus que ravi de devenir leur président! ------------------------------------------------------------------------ Repères 1966 : naissance en Tunisie. 1983 : départ en France à l'âge de 17 ans pour poursuivre se études à l'Ecole Centrale de Paris. Années 90 : démarre sa carrière à Capgémini avant de rejoindre la Société générale, où il s'est occupé pendant huit ans des logiciels et des systèmes d'information. 2000- 2004 : création de sa société d'édition de logiciels. 2005 : préside la division Global Trading de SunGard, fournisseur mondial de solutions informatiques destinées aux établissements financiers. 28 janvier 2011 : rejoint l'équipe du gouvernement Ghannouchi II.