Par Soufiane BEN FARHAT En Europe, les idées populistes ravagent les places politiques. L'extrême droite en fait sa tasse de thé. Effets pervers de la crise obligent. Jean-Paul Marthoz, journaliste, essayiste et militant des droits de l'homme belge, fait le point dans le Soir : «Dans ce grand bazar des idées volées, le Front national de Marine Le Pen fait apparemment fortune après s'être relooké en porte-étendard de la laïcité. (…) La 'liberté d'expression' est également revendiquée haut et fort, alors qu'elle n'est ici que le faux nez de l'islamophobie. (…) Le tour de passe-passe est tout aussi acrobatique en Belgique, aux Pays-Bas ou au Danemark (...) Les mots de laïcité, de peuple et de liberté agrémentent sans vergogne les meetings électoraux des nouvelles droites populistes européennes. En d'autres termes, les milieux libéraux et progressistes se sont faits en partie déposséder des mots qui déterminaient leur identité…Leur hold-up lexical vise à instrumentaliser, contre la démocratie, des idées nées par et pour la démocratie». On l'a compris, il s'agit plutôt du bazar des idées violées. Et ce n'est guère l'affaire d'une simple voyelle. La crise bat en brèche les normes. Désemparés, les gens ne se reconnaissent plus dans leur monde. Ils perdent leurs repères. Ils se fourvoient. Des politiciens véreux reniflent l'aubaine. Ils n'ont de cesse d'instrumentaliser les hommes. Ils évacuent le parti de l'intelligence au profit du parti de l'instinct. Caressent dans le sens du poil de la bête. Le diagnostic n'est guère exagéré. Les hommes font les frais des stratagèmes de la haine cultivés dans les zones obscures de pouvoirs aux abois. Des spécialistes des dispositifs stratégiques de la manipulation sont mis à profit. Il y a une semaine environ, un journal européen a qualifié de «Voltaire moderne» le leader populiste néerlandais Geert Wilders. Pourtant, ledit leader est franchement aux antipodes d'un esprit aussi fin, libre et séduisant que celui de Voltaire. Au Danemark, Lars Hedegaard, idéologue du Parti du peuple danois, avait dit que «les filles dans les familles musulmanes sont violées par leurs oncles, leurs cousins, ou leur père», et que «lorsqu'un musulman viole une femme, il en a le droit (...). Cela fait partie de sa culture». Les mots absurdes sont balancés à l'emporte-pièce. Ils participent de l'hypocrisie généralisée. Là aussi, le hold-up lexical et sémantique est de mise. Ce qui importe en fin de compte, c'est l'usage fonctionnel des mots. On le sait depuis la nuit des temps : les mots ne sauraient être innocents. Ils donnent la mesure du rapport du signifiant au signifié. C'est paradoxal de prime abord de le dire. Les mots parlent. Ils se transforment en puissance matérielle. Ils enflamment les esprits et autorisent le passage à l'acte. De fait, la politique y perd au change. Les mots à maux l'enrobent de la texture de l'infamie. Prosaïque, ordurière, biaisée, la politique pique tête première dans les pentes glissantes, prélude à la dégénérescence des nobles sentiments. Mais ce n'est guère l'apanage des seuls Européens. Sous nos cieux aussi, le sinistre concert des mots joue sa redoutable partition. Le tout sous couvert de débats et d'échanges. Certes, à l'instar de l'agora de la Grèce ancienne, les démocraties naissantes enfantent par moments le désordre et le jeu croisé des quiproquos et des malentendus. Encore faut-il que les échanges aient, au départ, sinon une vocation, du moins une prétention au prêt, à l'emprunt, au partage. Aujourd'hui, un certain nombre de ceux qui font profession de parler s'érigent en politiciens, en fondateurs et leaders de partis politiques. Ce faisant, ils concourent au changement du topo, manifeste depuis le déclenchement de la Révolution. Il leur incombe, ici comme ailleurs, de traduire la pluralité sociale et sociétale en pluralisme politique effectif. C'est-à-dire qui élève la chose publique au-dessus des considérations instinctives et épidermiques.