Par Soufiane BEN FARHAT Nombre d'observateurs se penchent depuis quelque temps sur les redéploiements géostratégiques de la Turquie. L'éditorialiste de l'Humanité l'explique ainsi : «En entamant une tournée s'apparentant à un "tour du Printemps arabe", le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, veut incontestablement marquer la place diplomatique de plus en plus importante prise par son pays, au Moyen-Orient comme sur la scène mondiale». En fait, Erdogan fait une tournée à bien des égards historique à travers, successivement, le Caire, Tunis et Tripoli. Et n'oublions guère que le ministre des Affaires étrangères turc a été l'un des premiers dirigeants mondiaux à se rendre en Tunisie en février 2011 quelques jours après la Révolution du 14 janvier. Ainsi la Turquie, pays en quête d'un nouveau leadership d'envergure dans la région, est-elle allée à la rencontre du pays (le nôtre) qui a conquis de haute lutte le leadership démocratique régional. Les Révolutions de l'Egypte et de la Libye sont venues conforter les deux nouveaux pivots régionaux de la diplomatie agissante et de la liberté triomphante. Ce n'est guère pour étonner, à bien y voir. Faut-il le rappeler, avec les Arabes et les Perses notamment, les Turcs constituent le socle historique de la Maison de l'Islam. Aujourd'hui, la Turquie a pu se tailler un nouveau statut diplomatique régional. Il se situe dans une dynamique de rapports de force appuyés vis-à-vis de l'Europe occidentale et d'Israël. On sait que l'Europe a longuement ignoré la Turquie. Elle lui a signifié que la Maison Europe est un club de chrétiens. Et que la Turquie, pourtant européenne, n'y était point la bienvenue. Tout au plus l'Europe lui a-t-elle assigné une attache précaire via une brumeuse Union pour la Méditerranée pilotée par Paris et l'Egypte de Moubarak avec, en sus, l'encombrant Israël dans les pattes. Dans un premier temps, Ankara a fait antichambre, poireautant indéfiniment à la porte d'une improbable adhésion à l'Union européenne. Puis, de guerre lasse, la profonde crise européenne aidant, elle a fini par tourner le dos à l'Europe mais pas à l'Occident. Membre actif de l'Otan, la Turquie bénéficie de très solides relations avec les Etats-Unis d'Amérique. Même le refus net de la Turquie d'autoriser les GI's à opérer depuis son territoire lors de l'expédition d'Irak n'a point entaché ces relations privilégiées. Puis Ankara a occupé diplomatiquement le terrain laissé vacant par l'Arabie Saoudite et l'Egypte. Les deux pays furent sclérosés par leur attitude sinon compromise du moins complaisante lors de la guerre d'Irak et de la guerre israélienne contre le Liban de l'été 2006. Puis ce fut l'expédition meurtrière israélienne contre la bande de Gaza en 2009. La Turquie avait alors violemment stigmatisé ces guerres. Tout le monde se souvient de l'attitude d'Erdogan tançant énergiquement le président israélien Shimon Peres puis claquant la porte de Davos. Le Premier ministre turc avait laissé éclater sa colère au cours d'un débat sur Gaza. Il avait quitté le débat public en reprochant aux organisateurs de l'empêcher de parler après une longue intervention de Shimon Peres. Peres avait alors présenté des excuses au téléphone à Recep Tayyip Erdogan selon l'agence Anatolie. L'attitude d'Erdogan fut hautement saluée et approuvée par les peuples arabes et musulmans. L'assaut israélien contre la Flottille de la paix en haute mer Méditerranée en 2010 — au cours duquel neuf civils turcs furent assassinés — corsa le tout. La Turquie prit une attitude hostile et appliqua des mesures de rétorsion vis-à-vis d'Israël. Cela mit en relief le contraste avec la passivité des régimes arabes à l'endroit des exactions israéliennes. Sur un autre registre, l'islamisme politique tel que mis en place par l'AKP, le Parti de la justice et de la liberté d'Erdogan au pouvoir depuis 2002, intéresse désormais Washington. Plusieurs partis de la mouvance islamiste dite modérée prennent à témoin l'expérience turque pour dire que l'heure de la démocratie musulmane a sonné. Même des mouvances et tendances laïques ou sécularistes ne s'en ressentent pas outre mesure. Elles s'apprêtent même à composer avec une nouvelle lame de fond islamiste politique après avoir croisé le fer avec l'islamisme terroriste ou armé. Et Erdogan brode précisément sur ce registre. Lui qui sait que les élections dans plus d'un pays du Printemps arabe peuvent bien porter démocratiquement des mouvances islamistes tièdes au pouvoir. La géostratégie, c'est aussi un positionnement intelligent par rapport à des donnes dont les acteurs sont ailleurs. Et le leadership est aussi et surtout affaire de positionnement intelligent.