Par Afifa Marzouki Les nombreux regrettables événements qui ponctuent, aujourd'hui, l'actualité et entachent l'image de la Tunisie post-révolution ne peuvent nous laisser indifférents à ce qu'ils cachent et qui les sous-tend, à savoir la montée insidieuse et brutale de l'intégrisme religieux. Les violences qui secouent nos universités et la tentative d'agression organisée de la chaîne de télévision Nessma relèvent d'un phénomène indigne d'un pays qui ambitionne de se hisser, après sa spectaculaire révolte, au rang des pays modernes, respectueux des droits civiques. Qu'il s'agisse de se présenter masquée, en classe ou dans un bureau de l'université, et à défaut de pouvoir le faire d'ameuter ses ninjas armés pour imposer sa loi, qu'il s'agisse de s'emparer, par la force, d'une salle de classe afin de la transformer, sans autorisation préalable, en salle de prière, ou qu'il s'agisse d'envahir et de saccager des locaux (salle de cinéma, bâtiment de chaîne des médias, etc.) sous prétexte qu'un film ou qu'une émission quelconque aurait heurté la sensibilité d'un individu ou d'un groupe d'individus, voilà qui devrait être inadmissible aujourd'hui et tomber sous le coup de la loi, comme dans tout pays civilisé ! Devant l'urgence de la situation, peu de partis ont condamné vivement, quelques institutions gouvernementales ont regretté les dérives mais, du bout des lèvres, et certains partis, tout en joignant leur voix au concert de la non-violence (le politiquement correct oblige !) ont émis de franches réserves sur les intentions et les " audaces " de ceux qui choisissent le mauvais moment pour programmer la projection de films " susceptibles de choquer ", comme ils disent, c'est-à-dire des œuvres d' artistes qui osent penser, rêver et imaginer autrement les choses et le monde. Il me semble quant à moi que la liberté est ou n'est pas, qu'elle ne peut être conditionnée par les humeurs des uns et des autres, par leurs croyances respectives, par leurs visions personnelles de la vie car, sachons-le, la liberté n'a pas de frontière géographique ou culturelle, ses règles sont universelles et elle n'a pour limites que celles de la loi. Sans les valeurs de la liberté et des droits de l'homme, tous les islamistes persécutés ici et là n'auraient jamais pu reconstituer un vivier en Occident (cet Occident qu'ils honnissent pourtant!), ils n'auraient jamais pu jouir de tous leurs droits sur les terres impies de ceux qu'ils appellent les " koffars ". Le professeur Ridha Bouguerra applaudissait, dans un article de presse, à l'initiative de l'ouverture au public des caves du ministère de l'intérieur en évoquant, à juste titre, la chute d'une Bastille. Il est, aujourd'hui une autre Bastille à abattre, celle des interdits et des sujets tabous. Il est temps de dépoussiérer le religieux, de le dégager de la censure d'un autre temps. La vraie liberté, la vraie démocratie, c'est de pouvoir parler de tout sans peur des foudres des fanatiques, ou de ceux qui s'érigent en défenseurs de l'Islam, de pouvoir exprimer son point de vue sans encourir le risque de violences verbales et physiques, sans être traité de tous les noms. Ni Talbi, ni Charfi, ni Seddik, ni Ben Slama, ni tous les penseurs et tous les artistes ne doivent être jetés à la vindicte populaire et " facebookaire"; apprenons à respecter nos différences, surtout quand elles relèvent de la sphère de la religion car c'est dans ce domaine surtout que s'opère le vrai exercice de la liberté et de la démocratie et parce que c'est là qu'on peut apprécier l'abnégation des attitudes, la sérénité des comportements et le pacifisme des visions. Que les excités de la foi sachent que, même s'ils sont en majorité musulmans, tous les Tunisiens n'ont, nécessairement, pas le même rapport à leur religion, la même appréhension de la vie, la même philosophie de la relation au sacré. Evitons la mièvrerie de croire que les déclarations d'impiété des uns et les optiques religieuses divergentes des autres sont une insulte à Dieu et cessons de nous comporter comme des redresseurs de torts infaillibles et des gardiens autoproclamés de la morale publique ! La morale n'est pas dans le vêtement dont on habille les choses et les femmes et elle n'est surtout pas un fouet qu'on agite‑: elle est dans le respect total de l'autre, surtout quand il ne partage pas nos propres sacralités et ne saurait être associée aux pathos du groupe et aux diktats de la foi de chacun.