• Il meurt lentement / Celui qui évite la passion / Et son tourbillon d'émotions/ Celles qui redonnent la lumière dans les yeux/ Et réparent les cœurs blessés. Pablo Neruda Dernier voyage à Kyrannis, paru en juin 2011 chez Arabesques, est le troisième roman de Ahmed Mahfoudh dont la carrière romanesque a débtué avec un Comar d'or découverte en 2006 avec Brasilia Café, publié chez Cérès, et poursuivi avec Terminus Place Barcelone en 2010, marquant ainsi un intérêt tout particulier pour la littérature tunisienne d'expression française. La civilisation techno-numérique était si avancée au point que la vie privée de l'individu-citoyen s'est trouvée inscrite sur une carte magnétique qui vous permettait d'accéder à toutes les fonctions et à toutes les commodités de la vie moderne, rien qu'en appuyant sur une touche. Cela résume toute l'étendue du pouvoir numérique.A première vue, Dernier voyage à Kyrannis paraît être un récit d'anticipation, du futur en quelque sorte où les hommes, froids comme une machine et isolés, vivent en vase clos et ne communiquent entre eux que par le biais d'ordinateurs. Dans ce monde déshumanisé, les hommes sont devenus des robots à l'aspect humain et incapables d'exprimer des sentiments, sur lesquels on a procédé à des greffes de cerveaux humains provenant de militants entièrement dévoués à la cause numérique, conséquence des progrès et de l'avancée d'une technologie de pointe. Le héros, ici, Adam — et malgré l'isolement et une surveillance étroite et cruellement insupportable, mal vécue par les résidents de la cité numérique dans le seul but de prévenir tout débordement et toute veilléité de soulèvement —, est assili par les regrets et les souvenirs d'une vie où l'insouciance était reine, où à chaque jour suffisait sa peine et où l'on vivait d'amour et d'eau fraîche. Il est si loin le temps où il était assuré de trouver dans le cocon familial l'amour des siens et la chaleur d'une ambiance sereine. C'était avant l'apocalypse est l'arrivée du pouvoir numérique et de l'ordre nouveau programmé et construit sur les décombres de la catastrophe atomique, un nouveau big-bang; cette explosion survenue, il y a près de 15 milliards d'années, qui aurait marqué le commencement de l'expansion de l'univers. Cela aurait permis au régime mis en place d'asseoir définitivement son pouvoir et d'établir les fichiers d'identités civiles des rescapés des camps de la mort. Les liens familiaux et amicaux sont abolis avec pour seule alternative le maintien de l'individu, réduit au silence et condamné à la solitude, sous la plus implacable des surveillances exercées par la machine du pouvoir de l'Ordre nouveau. Dans la tourmente de cette révolution numérique, responsable de la perte de l'identité d'Adam, une lueur d'espoir est venue illuminer sa vie, celle d'une victime d'un système despotique. L'amour de Donia, une jeune femme éperdument amoureuse d'Adam, lui fait entrevoir la perspective de rejoindre les îles sauvages et mythiques de Kyrannis. Et c'est dans les ultimes pages de ce récit qu'on découvre, effarés et surpris, que ce n'était rien d'autre qu'une chronique exacte et précise du régime policier mis en place par le président déchu, chassé du pouvoir par la seule force de la volonté de vivre dans la dignité, telle que souhaitée par Abou El Kacem Chebbi. ––––––––––––––––––––––––––––––– Dernier voyage à Kyrannis, de Ahmed Mahfoudh—Arabesques Ed. Juin 2011