Par Soufiane Ben Farhat Les connaisseurs de la politique tunisienne se souviennent sans nul doute de la fameuse phrase attribuée à Hédi Nouira, Premier ministre nouvellement intronisé en 1970 : «La pluie a voté pour nous». Aujourd'hui, le gouvernement peut reprendre cette phrase à son compte, mais à rebrousse-poil : «Le froid et la neige votent contre nous». Paradoxalement, la situation climatique a empiré au moment même où l'Assemblée constituante s'est offert une impromptue semaine de congé. Et tandis que les lourds flocons de neige enténébraient les horizons des hauts plateaux et des hauteurs du Nord-Ouest, l'attention gouvernementale était focalisée sur la Syrie. La brutale expulsion de l'ambassadeur syrien à Tunis a littéralement accaparé les débats, près d'une semaine durant. Entre-temps, les chutes de neige faisaient des ravages, dans un environnement de cécité politique quasi intégrale. Pis encore, le 30 janvier 2012, alerté, j'ai lancé un SOS sur les ondes à propos des chutes de neige désespérantes à Thala. Dans la matinée, la neige y avait fait des siennes, accompagnée notamment de coupures d'eau, de pénurie de gazole et de panne du réseau téléphonique. Des progouvernementaux m'ont alors accusé de chercher la petite bête aux autorités. Ils estimaient que la neige est plutôt bénéfique et normale. Et puis le chef du gouvernement est allé en Allemagne. A Munich, il a exhorté les Etats du monde entier à s'empresser d'expulser les ambassadeurs syriens accrédités auprès d'eux. Ainsi, l'auto-intoxication a-t-elle été opérationnelle. Au point de faire écran à la perception de la réalité. On a minimisé la portée dévastatrice de la vague de froid. A peine a-t-on vu quelques flocons de neige. Certains préparaient même une escapade de fin de semaine dans les contrées enneigées. Par exotisme tuniso-tunisien. Ce n'est qu'au bout d'une semaine qu'on a réalisé que le pire est arrivé. Entre-temps, les routes ont été coupées. Les provisions se raréfièrent, il y a eu des victimes. Des maisons ont croulé sous la neige. Des patients ont été empêchés de bénéficier de soins, notamment des insuffisants rénaux privés de dialyse. Ce n'est que le lundi 6 février que deux coordinateurs ont été désignés par le gouvernement provisoire pour assurer le suivi de la situation dans les régions du Nord-Ouest. Lesdites régions sont restées isolées depuis le jeudi 2 février, bloquées par les grandes chutes de neige. De son côté, le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, n'a rappliqué que le mardi 7 février en effectuant une visite dans le gouvernorat de Jendouba. Il y a décidé de réactiver la cellule de crise de Aïn Draham et de faire appel à l'intervention de l'armée nationale en vue de débloquer l'isolement des régions sinistrées. Auparavant, seuls des convois d'associations humanitaires avaient acheminé les aides et les secours dans les zones du Nord-Ouest et des hauts plateaux. Le fil des événements atteste du cafouillage gouvernemental initial. On s'est, encore une fois, abîmé dans de fausses querelles (l'expulsion de l'ambassadeur syrien). L'impréparation et le manque d'expérience des membres du gouvernement ont été on ne peut plus manifestes. Au point de susciter la colère et la réprobation d'une bonne frange de l'opinion, et non point auprès des seuls sinistrés. C'est comme s'il s'agissait d'un vote-sanction de la neige et du froid. Les leçons à en tirer et les prix encourus ne manqueront pas de se faire jour. Les souvenirs des traumatismes sont toujours payants. A moins de consentir beaucoup de sacrifices pour faire pardonner les offenses. Il n'est guère dans notre propos de cultiver la sinistrose. Mais il y a tellement de choses dérangeantes et insoutenables. Insoutenable la désolation des populations tunisiennes sinistrées, meurtries, livrées à elles-mêmes. Insoutenables les images des victimes, telle cette fillette morte d'hypothermie, parmi les siens, dans un habitat de fortune dans la région du Kef. Insoutenables nos débats et échanges stériles sur de faux problèmes. Et l'on se souvient de John Donne : «Nul homme n'est seul, isolé...La mort d'un seul homme nous diminue tous...Ne demande donc jamais pour qui sonne le glas : il sonne pour toi». Le glas du froid a sonné pour nous tous dans le Nord-Ouest et sur les hauts plateaux.