J'ai presque honte de pouvoir, encore, profiter de cette vue sur mer, face au golfe de Carthage où se trafiquaient les plans diaboliques de Zaba et de toute sa cohorte de mafieux, pour spolier tous les biens des Tunisiens, les déposséder de toutes les sources et ressources de la vie. A la télé, je découvre, comme tout le monde, le drame de Aïn Draham et des régions avoisinantes. Le blanc manteau de neige qui s'y est abattu n'est pas celui d'un site touristique, mais bien l'expression d'un nouveau malheur qui est venu s'y ajouter, depuis des mois. Ce malheur hivernal se décline triplement, à travers la lettre F : le froid, la faim, la folie. Sous mes yeux, un livre ouvert, un roman autobiographique qui anticipe sur l'un de ces vocables: «La faim» de Knut Hamsun, au chapitre où le héros malheureux s'empare, dans un square, des miettes de pain, qu'une vieille dame avait jetées aux pigeons. Oui, la Tunisie a froid, a faim et c'est la folie meurtrière qui s'empare d'elle, comble de malheur! Les formules sonores qui nous emballaient, il y a un an, les élans de liberté, la dignité de la personne humaine, l'idéal moral… Tout cela parti comme fétus de paille ? Heureusement que la solidarité est agissante cette fois, car les relais établis, pour accéder aux moindres recoins du pays, privés d'électricité, de gaz, de nourriture et de couvertures, ont redonné un peu d'espoir dans le cœur des pauvres gens. La Tunisie est un pays de villages et de hameaux miséreux. Les grandes villes côtières, objets de tous les exodes et convoitises, ne sont que les cache-misères du pays tout entier. Avec le président déchu, on jouait au jeu de la grande vitrine : celle de la fausse modernité. Actuellement, et sous l'impulsion de quelques illuminés, on cherche à appliquer le vernis de la foi ardente et de la religiosité la plus primitive. Mais, on le voit bien, face aux rigueurs de Dame Nature, il s'écaille vite. Il ne faut pas jouer aux dévots quand on n'a pas le sou. Cela pour pasticher Jacques Brel. Quant aux salafistes que l'on n'a pas beaucoup aperçus à travers ces élans de solidarité, ils feraient bien mieux d'aller s'inspirer de la vie de ces pauvres gens. Je me souviens des propos de l'abbé Lemire (1853-1928) rapportés par feu Aly Ben Salem : «Nous croyons que la religion n'est pas faite pour l'exploitation et la tyrannie, qu'elle est faite pour l'émancipation, la justice et la bonté». Je profite encore de cette vue sur mer, face au golfe de Carthage. L'univers de l'eau est l'une des composantes, la plus importante, sans doute, de mon univers au quotidien. A l'aube, c'est la mer qui fortifie mon être et ma vision des choses, avant que je n'aille m'engouffrer dans le tumulte de la capitale et des atmosphères de plus en plus sournoises, maintenant. Et au crépuscule, c'est encore elle qui me donne la foi en de lendemains meilleurs. Même si les temps ont changé et que je n'aurais plus, peut-être, le même regard émerveillé que celui du peintre Jellal Ben Abdallah. Un regard que l'artiste, à partir de son promontoire de Sidi Bou Saïd, promène vers le Boukornine, ce dinosaure endormi depuis la nuit des temps, et sentinelle de la Méditerranée mythique, aux couleurs changeantes et remuantes, comme le rêve. De rares paquebots mais, surtout, des tankers s'immobilisent toute la nuit avec leurs lumières froufroutantes, au cœur du golfe de Carthage. Cet immobilisme a-t-il quelque chose d'inquiétant pour le tourisme et le commerce? Et en va-t-il de même pour la société tunisienne et ses nouveaux gouvernants? Dernière référence au monde de Maigret de Georges Simenon, à travers son regard d'aquarium, ceci : «Quand on observe des poissons à travers une couche d'eau, on les voit rester longtemps immobiles, sans raison, puis, d'un frémissement de nageoires, aller un peu plus loin pour n'y rien faire qu'attendre à nouveau». Comme les hommes…