Préfacé par André Gide qui déclare que lorsqu'on tourne les feuillets de cet étrange livre, on a, au bout de peu de temps, des larmes et du sang plein les doigts, plein le cœur « La faim » parut en 1890 dans sa première édition, en norvégien et c'est 1895 que cet ouvrage fût traduit en français et publié pour la seconde fois en 1926. C'est cette dernière édition qui est présentée aux lecteurs. Hamsun ne nous présente pas un héros de roman mais un cas clinique. Aucune intrigue, aucune réelle énigme ni évolution dans l'atmosphère ni action. Le livre semble s'être écrit tout seul, par la volonté d'un état physiologique ou plutôt par un horrible manque de matière dont le corps et tout ce qu'il soutient ou qui le soutient – a grand besoin, non pas pour exister ni pour cesser de souffrir, mais pour recommencer à souffrir pour accéder de nouveau à l'existence. Une existence qui se résume à celle d'un projet d'écrivain convaincu qu'il pourra s'imposer en tant que tel, qui arrive à peine à fourguer un article de temps en temps et qui se bat quotidiennement contre la faim. Mais ce grand perdant ne semble pas avoir pour but de trouver remède à son mal mais de s'y installer comme on entre en éternelle pénitence. La faim est devenue un refuge, une raison d'être, une arme contre… la faim. Tout ce qu'on lui donne ou qu'il arrache, il le vomit aussitôt. On dirait qu'à force de vivre de manque et de vivre l'obsession d'en finir avec le besoin, il a fini par oublier la réalité physique, charnelle, corporelle de son état pour se hisser au niveau d'un combat utopique contre la honte qui le rabaisse du niveau d'un être supérieur à celui d'un fibrome virtuel qui tente, à chaque instant, de calfeutrer les plaies causées à son amour propre par cette terrible maladie qu'est la faim. Même si cette histoire – ou cette absence d'histoire-rappelle la mésaventure de Hamsun lui-même lors de son immigration aux Etats-Unis, il ne nous entraîne pas à la découverte de ce qui est dû à la faim mais plutôt ce qui est dû à l'état pathologique qui en découle… ou qui lui est totalement étranger. Il est surtout question de cet effroyable orgueil qui l'entraîne en dépit de tout vers la souffrance, vers l'abnégation gratuite et parfaitement inutile. A trente – quatre ans, la vie de Kunt Hamsun était déjà terriblement trempée au malheur. Chassé par la misère et la faim, il quitta sa Norvège natale et s'embarqua sur un navire qu'allait pêcher la morue sur les bancs de la Terre – Neuve. Après trois ans de cette dure existence, il partit pour l'Amérique où il travailla la terre. Il pût difficilement trouver une combine pour revenir en Norvège au bout de quatre ans mais, obligé par on ne sait quelle obscure raison, de s'expatrier de nouveau, il se réfugia à Paris, où, seul, pauvre, ignoré de tous, il poursuivit avec acharnement une des plus belles œuvres du siècle dernier, composée outre « La faim » 1890 par « Mystères » 1891, « Pan » 1894, « l'éveil de la glèbe » 1917, « Le Cercle s'est refermé » 1937 ainsi qu'une cinquantaine d'ouvrages écrits entre 1898 et 1949 et c'est avec « l'Eveil de la glèbe » qu'il recevra le Prix Nobel de littérature en 1920. A la fin de la deuxième guerre, il est interné afin de ne pas être jugé pour sa sympathie pour Hitler et le mouvement nazi, les institutions norvégiennes ayant décidé de le considérer comme « personnalité aux facultés mentales affaiblies de façon permanente ». Sa dernière œuvre « Sur les sentiers où l'herbe repousse » où il relate ses aventures alors qu'il est ballotté d'hospice en hospice contredit indiscutablement l'alibi des autorités norvégiennes qui, à l'occasion du 150e anniversaire de sa naissance, fit éditer par la Banque Centrale une pièce de monnaie commémorative. « Ma méchanceté croissante me fit suivre la dame. Instantanément j'eus pleine conscience de commettre une sottise, sans toutefois pouvoir m'en empêcher. Mon trouble était tel qu'il échappait à mon contrôle ; il m'inspirait les plus folles suggestions, et je leur obéissais à tour de rôle. J'avais beau me dire que je me conduisais comme un idiot, cela ne servait à rien. Je faisais les plus absurdes grimaces derrière le dos de la dame, et je toussai furieusement plusieurs fois en la dépassant. Je marchais tout doucement devant elle, avec quelques pas d'avance. Je sentais ses yeux dans mon dos, et involontairement je me courbais sous la honte de l'avoir ainsi tourmentée. Petit à petit il me vint une impression singulière, l'impression d'être très loin, tout autre part, j'avais le sentiment mal défini que ce n'était pas moi qui marchais là, sur les dalles du trottoir, en courbant le dos ». On ne doit pas chercher l'identité de cet étrange voyageur dans le fief où il se cache. « Il suffit juste de l'aimer, dit Octave Mirbeau dans l'introduction, il faut suivre, avec passion, cet admirable et rare artiste, à la simple image de qui j'ai vu briller la flamme du génie ». Tout, comme Céline, son mal l'a mené sur des berges qu'il fallait éviter mais il ne pouvait se détourner du malheur qui s'entêtait à le frapper. La folie – réelle ou imaginée – était la seule raison de déraisonner la raison d'être l'autre qu'on n'est pas et qu'on voudrait, tant, être.