Par Abdelhamid GMATI Le président de la République juge que le «takfir» (déchéance du statut de musulman) est inacceptable : «J'ai dit et je le répète, ce n'est pas acceptable, d'autant plus que ‘‘Ettakfir'' est quelque chose qui donnerait à un illuminé quelconque le droit moral d'attaquer une personne, de passer à l'acte. Or la loi interdit l'incitation à la haine. La loi protège l'honneur des gens, parce que quand vous dites à une femme qu'elle est mécréante, vous la déshonorez, vous déshonorez n'importe quel Tunisien en le traitant de mécréant, donc il faut qu'il y ait une loi rendant justiciables les hommes et les femmes qui commettent ces actes parce qu'ils poussent au crime, ils le justifient et s'attaquent à l'honneur des gens». De fait, ces derniers temps, des salafistes et autres groupes, n'hésitent pas à traiter de mécréants tous ceux qui ne sont pas d'accord avec eux. Une pratique vieille comme le monde, illustrée par l'adage «qui veut noyer son chien l'accuse de rage». Le régime dictatorial balayé par la Révolution y avait souvent recours, accusant tous les opposants, les récalcitrants, les sceptiques de «non Tunisiens», voire de traîtres. Même à la fin des années 70, début 80, les critiques, les syndicalistes, les opposants se trouvaient dépossédés de leur citoyenneté et accusés de saboter l'œuvre de développement. Mais le président ne se contente pas de dénoncer ce «takfir». Il ajoute (dans son interview accordée à notre journal du 29/02/2012) : «Je pense qu'on ne doit pas du tout traiter des hommes, quels qu'ils soient, de choses négatives». Voilà qui est plus complet. Car il n'y a pas que ces groupuscules qui veulent exclure; de plus en plus d'hommes politiques, de responsables ont recours à cette pratique. M. Mustapha Ben Jaâfar, président de la Constituante, a accusé le bloc démocratique d'être à l'origine de la perturbation des travaux de la Constituante. Il a argué qu'une campagne diffamatoire avait déjà commencé la veille, afin de mettre en doute la bonne marche des travaux. «Il y a une grande tromperie envers l'opinion publique». M. Hamadi Jebali, chef du gouvernement provisoire, a affirmé que «la milice de l'ancien parti de Ben Ali et des hommes d'affaires de Sousse et d'autres villes» ont participé à la manifestation de l'Ugtt. D'honorables ministres du gouvernement provisoire, comme MM. Ali Laârayedh, Rafik Abdessalem, Lotfi Zitoun, ou Samir Dilou, évoquent régulièrement la théorie du complot, accusant des forces «occultes», contre-révolutionnaires d'entraver les efforts du gouvernement et de vouloir sa chute. D'autres hommes politiques comme M. Abderraouf Ayadi, leader du CPR et membre de la Constituante, affirment que le «PDM et ceux qui l'entourent» sont «allergiques au référentiel religieux», les accusant ainsi et avec insistance d'intolérance envers la religion. Dans ce foisonnement d'accusations, les médias sont la principale cible. Chaque jour, ils se trouvent culpabilisés et accusés d'être à l'origine, voire les auteurs, de tous les problèmes actuels. Ce qui a fait dire à la présidente du syndicat des journalistes «qu'il ne reste que d'accuser les journalistes d'être à l'origine de la tempête de neige qui s'est abattue sur le pays». Des journalistes agressés verbalement et physiquement; impunément. Certes, comme le souligne le président de la République, lui aussi auteur de certaines accusations contre l'opposition et les médias, «la loi protège l'honneur des gens», et la diffamation est punie. Mais nombre de plaintes déposées en ce sens n'ont pas eu de suite jusqu'à présent, alors que les procès contre les médias et la liberté de la presse sont rapidement traités. Alors que le pays a besoin de consensus, en cette période délicate, et de la conjugaison des efforts de tous, on assiste à une tension entre les gouvernants, les médias et l'opposition. On serait enclin à se dire qu'il y a là une illustration de l'adage tunisien «Son bras l'a trahie, elle répond qu'elle a été ensorcelée». Mais on voudrait encore croire que ce gouvernement est capable de faire des choses et arrête de culpabiliser les autres.