«Il ne faut jamais oublier que la Tunisie, fait unique dans l'histoire, fut fondée par une femme. Elyssa, nommée aussi Didon (un nom berbère), est un symbole tunisien sans aucun doute. Ce n'est qu'une légende, dit-on. Mais les légendes imprègnent parfois les cerveaux autant que les réalités», affirme l'archéologue Leïla Ladjimi Sebaï. La chercheuse est convaincue que ce peuple, malgré les diverses civilisations qui l'ont conquis, pendant des siècles, continue à conserver, inconsciemment, ses traditions maghrébines — elle désigne par le Maghreb, le territoire compris entre le Maroc et l'ouest de la Libye, jusqu'à Tripoli—. «On a tendance à croire que lorsqu'un conquérant occupe une terre, il efface tout ce qui le précède. Une énorme erreur. La Tunisie n'a jamais cessé d'être une terre africaine. Cette population a le génie d'assimiler les différences, de les transformer, de se les approprier pour en faire une identité», précise-t-elle. Pour confirmer ses thèses, Leïla Ladjimi va au-delà des légendes. Grâce à l'étude des documents épigraphiques de l'époque romaine, elle a pu dresser des portraits de femmes de l'Antiquité. Des femmes, surtout africaines, avec leurs particularités dues au maintien de traditions héritées des siècles antérieurs, berbères et puniques. Cette recherche a fait l'objet d'une thèse de 3e cycle, présentée, en 1977, à l'Université d'Aix-en-Provence et qui vient d'être rééditée par l'Institut national du patrimoine. «J'ai senti, aujourd'hui, le besoin de soulever, de nouveau, ce sujet que je considère de toute actualité. La femme tunisienne doit connaître son histoire», insiste Mme Sebaï. Avant d'aborder le thème principal de sa recherche, (la femme romaine d'Afrique, plus précisément celles qui ont vécu aux II, III et IV siècles, l'apogée de la période romaine en Tunisie), Leïla Sebaï a essayé de retracer l'histoire de la femme berbère, puis punique. «Nous savons, hélas, peu de choses sur ces femmes. Les documents sont rares et trop incomplets, pour que nous puissions nous en faire une idée réelle», précise l'archéologue. D'après les écrits du Grec Hérodote, les femmes berbères apparaissent comme des esclaves et des servantes sur le plan social et juridique, mais aussi comme investies d'une certaine autorité et d'une étonnante liberté sur le plan des mœurs. Certaines femmes ont marqué l'histoire par leurs exploits de guerre : Cyria qui, au IV siècle, a tenu tête à l'Empire romain auprès de son frère, le prince maure Firmus, et évidemment la Kahéna, qui, à la fin de la domination romaine, exerça un pouvoir presque absolu sur les Berbères... «La sociologue Emna Ben Miled a démontré, qu'à la veille de la colonisation, plusieurs tribus tunisiennes portaient le prénom de femmes. Les Français, choqués, ont dû changer ces noms», souligne encore l'archéologue. La gloire des femmes Pour Leïla Sebaï, la naissance de l'Afrique punique a été auréolée par les gestes héroïques de deux femmes hors du commun. «Didon s'est donné la mort par le feu pour sauver Carthage et la femme d'Asdrubal s'est également jetée dans les flammes, avec ses enfants, en maudissant son mari qui implorait le pardon de Scipion», ajoute encore l'historienne qui raconte également, comment, au cours de la deuxième guerre punique, toutes les Carthaginoises ont sacrifié leurs longues chevelures, signe de force et de puissance, pour en faire des cordages de navires de guerre... Les traits de caractère de cette femme d'Afrique ne sont devenus plus clairs qu'à l'époque romaine, grâce à l'abondance de la documentation. En se référant surtout aux épigraphes, Sebaï relate la vie de ces femmes «pudiques, chastes et vertueuses qui sont décrites, en revanche, dans certains textes littéraires, comme coquettes, vénales et indisciplinées», précise-t-elle. On apprend également que la vie familiale de cette époque est basée sur un mariage, synonyme d'amour, de la bonne entente et du respect. «Cette union apparaît comme l'association de deux intelligences égales. Il s'agit d'un véritable couple, au sens moderne du terme», ajoute la chercheuse. Les femmes se marient jeunes (entre 13 et 23) et, contrairement aux Romains, les Africaines attendent la puberté de leurs filles avant de les donner en mariage... La femme démon Les sources sont muettes quant à la physionomie de ces femmes. «En revanche, Tertullien, (...) nous apprend que les Africaines de son temps se faisaient souvent teindre en blond. Donc, elles sont brunes», rapporte, amusée, Mme Sebaï. L'archéologue suppose que les jeunes filles et jeunes femmes recevaient une instruction qui permettait à certaines grandes dames de tenir des salons et de s'entourer de beaux esprits. Reste que le domaine de la femme est avant tout la maison : s'occuper de son ménage et filer la laine, l'une des activités essentielles de la femme au foyer. «Les qualités pratiques de leurs épouses étaient fort appréciées par les Africains, dont on connaît le goût des affaires et de l'argent, et ce, dès la plus haute antiquité», précise encore l'historienne. Les femmes, comme les hommes, pouvaient gérer et administrer leurs biens personnels. Les travailleuses ont toujours existé : on retrouvait, dès cette époque, les sages-femmes et les médecins, les musiciennes, les danseuses, les chanteuses, les commerçantes, les pédagogues, les femmes de lettres... A cela s'ajoutent plusieurs fonctions religieuses. «Notons que la femme, depuis la préhistoire, a toujours eu une considération divine. C'est elle qui porte la vie et qui donne naissance à l'homme.(...) Son exclusion des activités économiques et religieuses est un phénomène relativement récent dans l'histoire», précise encore Sebaï. L'image de cette naissance s'est renversée à l'arrivée du christianisme, au Ier siècle. «Ève fut créée à partir d'une côte d'Adam», selon la Bible et la femme devint une partie de l'homme... Pire encore, celle femme est décrite comme «corruptrice» de l'humanité, porte de l'enfer, créature du diable. «Cette nouvelle idée de la femme associée au démon, face à l'homme auguste image de Dieu, allait prévaloir pendant de longs siècle et traîner la femme dans une certaine misère et dans l'asservissement le plus complet», constate Leïla Sebaï. Pour elle, la Tunisie est une femme féconde qui est à la quête de son identité africaine...