Par Soufiane Ben Farhat Le mouvement Ennahdha est en fin de compte allé au devant des choses. Autrement, il aurait consommé un point de non-retour avec bien des composantes de la société tunisienne. Avant-hier, Ennahdha a décidé de maintenir l'article premier de la Constitution de 1959. Ce dernier stipule que la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la République. Le Comité constitutif du mouvement a pris cette décision au regard de “l'unanimité dont il fait l'objet auprès de toutes les catégories de la société tunisienne”. Ce Comité s'était réuni samedi et dimanche 24 et 25 mars sous la présidence de Rached Ghannouchi et du président du Comité Fethi Ayadi. Cette décision est intervenue après de “longues et profondes discussions”, précise-t-on du côté d'Ennahdha. En fait, on a dû passer au vote. Sur les deux tiers du Comité constitutif d'Ennahdha, 53 voix ont approuvé le maintien de l'article 1er de la Constitution de 1959 contre 13 voix. Il en résulte des éléments de lecture fort instructifs. En premier lieu, après le plébiscite de la rue, Ennahdha démontre qu'elle peut être attentive aux pulsions réelles des forces vives du pays. Ce ne fut guère évident de prime abord. Dans la foulée des résultats des élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011, Ennahdha a été tentée de faire cavalier seul. Moyennant l'alliance avec le CPR et Ettakatol, Ennahdha a raflé tous les postes-clés au sein des instances de la Constituante. Ce fut à la limite du solipsisme doublé d'arrogance. Le même appétit de conquête fut de mise lors de la formation du gouvernement. Puis vinrent les premières passes d'armes avec certains corps de métier et des relais essentiels de la société civile. La première bataille fut celle des médias. A défaut de pouvoir les contrôler à sa guise, et suite à la levée de boucliers des professionnels outragés par l'immixtion dans leur sphère, Ennahdha y a laissé au bout du compte des plumes. La deuxième bataille fut celle des syndicats. Là aussi, Ennahdha a dû mettre de l'eau dans son vin après avoir joué, dans un premier temps, la surenchère. La troisième bataille fut celle de l'irruption de la charia dans les articles de la nouvelle Constitution en gestation. Ce fut un retentissant échec. Corollairement, Ennahdha a eu recours aux afflux massifs de ses bases et sympathisants pour contrer frontalement les mouvements contestataires. Elle invita également à la rescousse les supplétifs des mouvances salafistes. Très vite, les gens assimilèrent ces attroupements (à la limite extrême de l'agressivité) à des milices en bonne et due forme. Ennahdha tourna casaque et finit par les considérer tantôt superflus tantôt contre-productifs. Les raisins de la colère ont mûri. Témoins, les manifestations surinvesties par la société civile et des composantes essentielles du Front du refus (le 20 mars à Tunis et le 24 mars à Monastir). Et il semble bien que ce dynamisme social ne soit pas tombé dans l'oreille d'un sourd. En désespoir de cause ou fatiguée par tant de polémiques, Ennahdha renonça à son projet défendu mordicus d'introduction de la charia dans le texte de la Constitution. En deuxième lieu, le renoncement d'Ennahdha démontre bien qu'il s'agit d'un mouvement qui, bien qu'apparemment soudé, n'en est pas moins traversé par plusieurs courants. Le passage brutal de la clandestinité à l'épreuve du pouvoir n'est pas toujours aisé. Hier, les militants et partisans d'Ennahdha se considéraient comme la victime par excellence. Aujourd'hui, leur parti est au pouvoir et il doit faire face aux revendications soutenues d'autres victimes : chômeurs, intellectuels, affamés, bref tous les damnés de la terre de la misère de ces jours difficiles. Dernier enseignement enfin, le prochain congrès du mouvement Ennahdha, escompté au début de l'été 2012, promet d'être particulièrement chaud et disputé. C'est à se demander si le renoncement d'Ennahdha à la charia et sa décision de maintien de l'article premier de la Constitution de 1959 ne sont pas la première épreuve de force d'un clivage en gestation dont le Congrès du mouvement se fera amplement l'écho.