Par Yassine ESSID Dans le calendrier politique inventé par l'homme pour se déterminer par rapport à l'avenir et pour les besoins de l'organisation et de la planification de la vie de la collectivité, figure un laps de temps devenu presque mythique, un cycle basé non pas sur le rythme des saisons ou sur des phénomènes astronomiques, mais sur l'idée que les 100 jours succédant à un événement heureux ou malheureux, soient l'occasion de boucler une épreuve, d'achever une entreprise, de clôturer un programme. Dans les rites funéraires vietnamiens, par exemple, cent jours après les funérailles a lieu la cérémonie de la fin des pleurs et la famille cesse alors d'apporter du riz au mort. Cent jours peuvent aussi conforter la mémoire d'une nation, exprimer le sentiment de fierté patriotique et devenir matière à souvenir pour toutes les générations. C'est le cas des «Cent Jours de Roosevelt»; trois mois de l'été 1933 qui visaient à une amélioration de la situation à court terme et au cours desquels quinze lois ont été adoptées dont l'une en vingt-quatre heures portant sur des sujets aussi variés que la réforme bancaire, la législation sociale, les politiques agricoles et industrielles. Autres cent jours célèbres, où souvenirs et images se mêlent et peuvent constituer une référence édifiante et incontournable de la mémoire d'un parti politique aussi bien qu'un tournant historique dans l'histoire d'un peuple : l'arrivée au pouvoir en France du gouvernement du Front populaire qui rappelle encore aux Français l'instauration pendant l'été 1936 des 40 heures, des congés payés, des allocations chômage et autres inoubliables réformes économiques et sociales. Il y a enfin les cent jours qui servent d'option sur l'avenir, marquent la fin du compte à rebours, sont l'occasion pour le politique de présenter son bilan et constituent une sorte de repère temporel indiquant le début ou la fin d'un engagement. L'interview accordée par le Premier ministre au quotidien La Presse sacrifie, un peu arbitrairement, à ce rituel qui veut que les 100 premiers jours d'un gouvernement constituent une sorte d'état de grâce, un moment privilégié pendant lequel l'opinion publique est censée se montrer favorable aux dirigeants qui viennent d'accéder au pouvoir. Car il est d'usage de considérer qu'un gouvernement nouvellement élu doit engager ses réformes les plus importantes et prendre les mesures les plus spectaculaires dans les cent premiers jours de son mandat. Histoire de profiter de sa lune de miel, de sa fraîcheur et de sa popularité pour faire surtout passer les réformes les moins appréciées. Les cent jours du gouvernement Jebali devaient offrir un solde provisoire d'autant plus crucial que le nouvel exécutif ne dispose pas du temps nécessaire pour traduire en actes ce que les islamistes n'avaient cessé d'évoquer et de promettre pendant toute leur campagne électorale, tous ces éléments d'un programme qui était surtout conçu pour gagner l'élection plus que pour gouverner. Dans son entretien, le Premier ministre s'est d'ailleurs bien gardé de s'aventurer sur l'examen des projets réalisés, des réformes engagées ou des progrès accomplis. Et pour cause ! Il n'en a pas. Il a préféré plutôt, et ce sont là ses propres paroles, «évoquer les points négatifs». Curieux bilan auquel vient se livrer un chef de gouvernement et qui révèle par-dessus tout son incapacité à maîtriser le temps. Mais quel temps ? Non pas le temps de la campagne électorale, celui de la parole, ou plutôt des promesses, mais le temps de la mandature, celui de l'action, à la fois visible et efficace. Certes, ce n'est pas en cent jours que la Tunisie sera remise sur pied, mais l'adoption des mesures phares destinées à rassurer le public sur les programmes de réformes auraient constitué une rupture radicale avec deux décennies de frustrant immobilisme. Islamistes et consorts ont eu pourtant tout le loisir pour se préparer à la victoire, méditer le mode de gestion du pays dans les domaines de l'emploi, de l'équilibre régional, de l'aide sociale, de la sécurité, des investissements, des réformes de l'éducation, de la santé, de la communication, de la cohésion gouvernementale et bien d'autres chantiers. La plupart de ces chantiers dépendent de la capacité de ce même gouvernement à relancer la croissance, mais celle-ci demeure tributaire de sa capacité à rassurer et à diriger. En somme à gouverner. Et puis il y a cet autre temps, un peu oublié semble-t-il : celui de la réflexion, des projets à long terme, de ceux qui transcendent les attitudes partisanes et les brèves échéances. Arrivés au pouvoir avec la certitude qu'ils étaient infaillibles, avaient l'éternité devant eux et capables de transformer le plomb en or, les islamistes se sont rendus à l'amer constat que la politique a non seulement pour finalité de porter des valeurs, mais également de réaliser des fins et une part importante de sa légitimité découlerait de l'efficacité de sa gestion. Ils sont aujourd'hui victimes de cette tension, qu'ils avaient vainement cherché à neutraliser, entre le temps idéologique, où les critères de raison sont à rechercher du seul côté doctrinal, où les grandes interrogations sont exprimées selon les catégories de bien et de mal : le temps médiatique, de plus en plus court, qui va au rythme d'images renouvelées sans cesse, chargées d'émotions, où seul l'instant compte, et le temps politique, de plus en plus long car la réalisation d'une réforme ou la mise en œuvre d'une action est de moins en moins rapide, est soumise au bon vouloir de la justice, des syndicats et des fonctionnaires qui, eux, ont tout le temps, survivront vraisemblablement à leurs ministres et peuvent faire traîner les dossiers ou les décisions politiques non désirées. Le temps politique n'a plus alors la durée suffisante pour qu'une action soit jugée sur ses effets réels et devient vulnérable au coup de l'instant. Quant au politique, il a de moins en moins d'intérêt à gouverner et de plus en plus d'avantages à communiquer, parfois en tordant le cou à la vérité, à accuser les autres de ses déboires, à crier au complot, à distraire le public par des affaires marginales, contribuant ainsi à nous faire parcourir à rebours le cours de l'histoire.