Je n'avais pas revu Georges Chelly, depuis longtemps. Cela remonte à sa dernière exposition à Tunis dont d'ailleurs je ne me souvenais plus très bien jusqu'à la semaine dernière. La semaine dernière où, par un heureux coup de fil suivi des salutations les plus cordiales, il me le rappela en m'annonçant que maintenant il peignait avec des mots et qu'il avait écrit un premier récit sur sa vie. Il m'enjoignait, amicalement, d'aller le visiter chez lui, le lendemain. Ce que je fis. Son appartement niché au premier étage d'un vieil immeuble d'aspect plutôt modeste, situé à quelques encablures de la place Palestine, m'enthousiasma par la gaîté d'atmosphère et de tons qui y régnait. Un appartement qui contrastait bien évidemment avec le bâti extérieur. Il est sans couloir, assez vaste, avenant et bien feutré de tapis kairouanais et de margoums, de meubles de style art-déco hérités de ses parents, de rideaux d'une autre époque, d'abat-jour et autres luminaires, de photographies en noir et blanc des membres de sa famille et d'amis d'enfance, de bibelots et surtout de tableaux aux murs et sur le chevalet, puisque Georges Chelly est peintre. Des tableaux nombreux, des huiles surtout et qui, par l'énergie de leurs couleurs à profusion, irradient tout l'espace d'une sérénité étonnante, comme l'avait écrit Robert Sabatier dans son roman-fleuve, toutes «les années secrètes de la vie d'un homme» étaient là, dans cet intérieur, présentées à la fois pêle-mêle et ordonnées. Tout un monde, à la fois lointain et proche, comme dans l'univers proustien, de la recherche du temps perdu, de sa mémoire. Le peintre (d'abord) me fait donc voyager à travers sa peinture de pièce en pièce, et je me souviens alors du charme discret de ses abstractions géométriques et de sa manière cubiste de percevoir la réalité des choses. Des œuvres d'art en grand nombre, d'une fraîcheur étonnante, et qui pourraient encore, et avec succès, aller s'aligner sur les cimaises d'une galerie encourageant la nouveauté et la modernité non galvaudées. Cet artiste, ce peintre, appartient à la génération des rares abstracteurs qui osèrent, loin de tout mimétisme, s'affranchir de la peinture anecdotique qui faisait florès. Je pense à Edgard Naccache, Antonio Corpora, Hédi Turki, Néjib Belkhodja, Ridha Bettaïeb, etc. Et puis, voici, maintenant, l'écrivain qui me présente son premier livre Saadani, le bienheureux qui vient de paraître (aux éditions carthaginoiseries) et dont la présentation et la dédicace auront lieu à l'espace Librairie «Art-Libris» le 20 du mois courant. Georges Chelly est né en 1941 à Tunis. Il est issu d'une famille juive traditionnelle, ingénieur des ponts et chaussées au ministère de l'Equipement, à la retraite. Il se consacre, depuis, à la peinture, et depuis 2007, à la rédaction de ses mémoires avec son frère aîné Max. Mais d'où lui vient ce double prénom ? «Mon prénom ‘‘Georges'', dit-il, m'a été donné par ma marraine, Madame Lellouche (la mère du peintre Jules Lellouche) en hommage au roi d'Angleterre; et mon deuxième prénom ‘‘Saadani'', qui veut dire le bienheureux, me vient de mon grand-père paternel. Il me va comme un gant. Je suis, en effet, d'une nature heureuse». Et à propos de cet ouvrage : «Max mon frère, mon aîné de quelques années, m'a demandé d'étoffer un récit sommaire» de l'histoire de notre famille depuis 1939 jusqu'en 1967. «Cette année-là marque le dernier grand exode des juifs de Tunisie, après la guerre judéo-arabe de 1948 et l'affaire de Bizerte en 1961 !» Et d'ajouter: «Ce besoin de raconter mon histoire, notre vie dans cette Tunisie chère à notre cœur, ne m'est pas venu spontanément (…). Mon frère a insisté, menacé, et je lui rends grâce, aujourd'hui, de m'avoir donné l'opportunité de le faire». «Saadani le bienheureux» est ce «rameau de vie» qui devient immortel grâce au devoir de mémoire où tous les Tunisiens ensemble, de quelque origine ou confession qu'ils soient, reprennent vie «mêlant leur joie de vivre avec simplicité, complicité, humour et toujours gourmandise». Ce livre foisonne de détails croustillants, un témoignage rare sur les années 1940-1960 en Tunisie. Enfin, on y trouvera la dernière casquette, après celles de l'ingénieur, du peintre et de l'écrivain : le fin gastronome qu'est Georges Saadani, dans la tradition culinaire juive tunisienne. Celle des mets les plus succulents toujours présents dans nos foyers.