En mars 1951, l'écrivain et homme de théâtre Hassen Zmerli a traité mieux que quiconque des débuts du théâtre arabe en Tunisie. Ayant vécu et participé à ce mouvement fondateur, il évoque ce sujet assez controversé, avec exactitude et sobriété, dans une étude dont nous devions immanquablement nous inspirer. Le Maure de Venise En vérité, le théâtre a été constamment négligé, dans le monde arabe, hormis quelques régions où la secte chiite lança ce qu'on appelle des Taziés, des pièces plus proches des mystères du Moyen-Age que des tragédies proprement dites. Ce n'est que vers 1890, que les Egyptiens tentèrent de créer quelques pièces ayant pour héros des personnages, tels que Saladin, Harroun Arrachid ou Aniss El Jaliss. Ces travaux trahissaient naturellement le manque d'initiation des auteurs et l'absence chez eux des principes de base de l'art scénique. Il fallut attendre 1907 pour que la Tunisie accueille, pour la première fois, la visite d'une troupe égyptienne dirigée par le prestigieux Souleïmane Gardahi, acteur de talent. Youssef Wahbi assista à la représentation d'Othello ou (Le Maure de Venise), drame en cinq actes de Shakespeare. Il n'était alors que jeune enfant. Il raconte dans ses mémoires : «J'ai jeté mon regard naïf pour la première fois sur une scène. Un rideau de tissu pendait au fond, éclairé par des projecteurs et j'entendais de temps à autre la voix de Souleïmane Gardahi criant. ‘‘Trois, primo''. Un écho, celui de l'ouvrier de la salle lui répondait : ‘‘Envoyez''! Soudain, j'entendis trois coups retentir, puis je vis le rideau se lever sur une troupe alignée, toute vêtue d'habits d'époque, femmes et hommes, devancée par Souleïmane Gardahi et reprenant le chant de la bienvenue. Puis, on baissa à nouveau le rideau sous les applaudissements nourris de l'assistance avant de le lever une deuxième fois sur la tragédie du Maure de Venise». Othello s'excuse ! L'intérêt des présents s'accrut. Leur attention était concentrée sur la scène et je fus pris par cet Othello criant et menaçant. Les gens furent pris de crainte et de pitié quant à la mission d'Othello arrachant une à une des tresses entières de sa chevelure. Il y eut même des gens qui crièrent et qui pleurèrent d'effroi. Mon cœur battit la chamade et le sang me monta à la tête. Subitement, Othello déclama quelques vers. Puis se tournant vers les loges des dames, il lança, embarrassé, dans un bel accent syrien : «Mesdames, excusez-moi pour le sens de ces vers s'ils vous paraissent offensants. C'est le métier qui veut cela!» «Le rideau fut à nouveau baissé. Cheikh Othman, ou «Hafi el akdam» (Pieds nus) le sociétaire de mon père priait mon paternel de s'en aller pour tuer «Yago annaman». Mon père en fut amusé. Il se retourna vers moi, qui était en transe, et me rassura : - Youssef, tu as vraiment eu peur! Tout cela n'est que jeu et théâtre. Cependant, mon frère Ali courut vers les loges des dames et se blottit dans les bras de ma mère, sous l'effet d'une peur incroyable», évoque encore Wahbi qui continue : «La pièce se termina sur le suicide d'Othello qui avait assassiné Dieudemone. Je me refugiai en larmes, dans les bras de mon père, criant : Père, le monsieur s'est tué! Je ne vis pas ainsi le rideau se lever une deuxième fois et Gardahi saluer le public, car j'étais dans un état lamentable. Mon père appela son secrétaire qui invita à son tour Gardahi pour me rassurer. Quel fut mon étonnement de découvrir que le bonhomme ne s'était pas réellement tué. Pourtant, je l'avais vu quelques instants plus tôt enfoncer un coûteau dans ses entrailles. J'arrivai chez nous enfiévré. Mon frère Ali, lui, refusa de passer la nuit dans notre chambre, suppliant ma mère de coucher dans son lit. Quant à moi, j'ai trouvé refuge près de la gouvernante Rakaïa, et vécus ainsi une nuit de cauchemar, me réveillant plusieurs fois, tremblant de peur et tout en sueur, avant de m'évanouir et de retomber dans l'emprise de ces fantômes cruels et de ces images terrifiantes…» Un théâtre agréable Ces quelques passages extraits des mémoires du doyen du théâtre arabe Youssef Wahby donnent la mesure du personnage de Souleïmane Gardahi qui a été le premier à introduire le théâtre en Tunisie. Le public mordit à l'hameçon et s'éprit de théâtre. Seulement, Hassen Zmerli notera que l'art de la scène était encore loin de permettre aux Tunisiens une initiation complète au théâtre jusqu'au point d'être considéré comme un complément utile, agréable et nécessaire à leur vie sociale en pleine évolution. Première pièce La première pièce théâtrale tunisienne portait le titre Le sultan entre les murs de Yildaz écrite par Mohamed Jaïbi, directeur du journal Assaweb, un hebdomadaire fondé en 1904, qui survécut jusqu'en 1938, malgré les nombreuses suspensions décrétées par l'autorité française. On y trouvait d'illustres signatures telles que Béchir Sfar, Hédi Labidi, Ahmed Doraï, Houcine Jaziri, Mohieddine Klibi et Tahar Haddad. Les premières troupes Il s'agit d'«Al Chahama» et «Al Adab» qui furent constituées et connurent un certain succès jusqu'en 1914, soit au déclenchement de la Première Guerre mondiale, d'«Eljawk ettounsi al masri» dirigée par Ahmed Afifi qui présenta la pièce Sedk Al Akha pour la première fois le 12 juin 1909, d'«Ennejma» qui a compté parmi ses fondateurs Mohamed Bourguiba, frère aîné du président Habib Bourguiba, de «Jawk aladab» créée en 1910 et qui a vécu 11 ans, «Jamaïet achahama el arabia» (1912-1921), rendue célèbre grâce aux représentations de Ons el Jaliss et Sina jouées par Mohamed Bourguiba qui était en même temps directeur artistique de la troupe. Vint également «Jamaât ettamthil al arabi» fondée en mai 1921. Il se produisit alors un important événement dans l'histoire du théâtre en Tunisie : la visite dans notre pays de l'illustre homme de théâtre Georges Abiadh, en clôture d'une tournée qui conduisit sa troupe à Benghazi, Tripoli et Marrakech. Le Rossini Les péripéties de cette visite furent relatées par Souad Abiadh, dans son ouvrage Le théâtre égyptien en cent ans dont nous vous proposons quelques extraits : La troupe arriva à la fin de sa tournée à Tunis, patrie de l'historien Ibn Khaldoun. Sur la scène du théâtre Rossini à Tunis, Georges Abiadh joua avec sa troupe ses plus célèbres pièces : Saladin, Louis XI, Antara, l'œuvre d'Ahmed Chawki, Modhek El Malek (le bouffon du roi), Œdipe, Acharaf al yabani (l'honneur du Japon), Othello, Macbeth, Le comédien Kean, Le caporal, Simon et La belle Marseillaise. Le théâtre était toujours plein à craquer. Le Bey de Tunis suivit toutes les représentations et les Tunisiens furent emballés par ce nouveau théâtre réaliste. Les membres de l'Association des hommes de lettres de Tunis prièrent Georges Abiadh de mettre les bases du théâtre tunisien et d'y veiller durant un an et demi. Ils signèrent même un contrat dans ce sens. La troupe rentra ainsi au Caire sans Georges Abiadh, engagé à Tunis dans cette œuvre exaltante.