Par Abdelhamid Gmati Ils étaient venus, ils étaient (presque) tous là : syndicalistes, travailleurs, chômeurs, représentants d'organisations, de partis politiques, défenseurs des droits de l'Homme, militants, personnalités indépendantes, femmes, jeunes et moins jeunes, ils étaient là par dizaines de milliers pour fêter le 1er Mai sur l'avenue Bourguiba et l'avenue Mohamed-V. Il y avait même quelques salafistes, forcément discrets malgré quelques tentatives de provocations. Le ton était à la sérénité et les quelques cafetiers ont certainement fait de bonnes recettes. Inutile de dire qu'on était loin du «lundi noir» du 9 avril. Comme quoi, les Tunisiens savent manifester et s'exprimer avec civilité et responsabilité. Même le ministre de l'Intérieur s'est montré quelques instants, essuyant quelques traditionnels «dégage», mais participant à la réussite de cette fête du Travail, devenue pour l'occasion la fête de l'unité et du savoir vivre ensemble. Absents de marque : les matraques, les pierres et les bombes lacrymogènes. Il n'y avait que fleurs et sourires. Des slogans, il y en a eu, de plusieurs sortes, portant sur l'essentiel de l'évènement : liberté, emploi, justice, dignité... Bien entendu, quelques critiques et reproches au gouvernement, contrebalancés par des soutiens au gouvernement. Chacun, chaque groupe, exprimant ses doléances, ses revendications. La politique étrangère n'était pas absente. Le tout, au milieu d'innombrables drapeaux tunisiens, de pancartes et de banderoles. Quelques commerçants improvisés écoulaient drapeaux, friandises, pop corn et autres cigarettes. On a même vu quelques barbus heureux de proposer de l'encens et des parfums d'Orient. Les policiers, vigilants, observaient, décontractés et souriants. Que retenir de cette journée ? On pourrait avancer la capacité des syndicats à mobiliser leurs adhérents, dans le calme et la discipline. On pourrait souligner aussi l'opportunisme de quelques partis qui ont choisi de profiter de cette fête des travailleurs pour marquer leur présence. C'était de bonne guerre. Mais le plus important, à notre sens, est cet appel répété des manifestants à l'unité nationale pour bâtir ensemble la nouvelle Tunisie. Il faut croire que le peuple tunisien (les manifestants venaient de plusieurs régions du pays) en a eu marre des violences, des interdits, des tentatives de le faire taire, de museler les voix discordantes, de la situation dégradée qui prévalait ces derniers temps. Et il a voulu faire entendre sa voix. «Vox populi, vox dei» (la voix du peuple est la voix de Dieu), dit l'adage. Sacrilège, profanation de la voix divine ou sacralisation de la voix du peuple ? Disons tout simplement que c'est une façon d'exprimer la démocratie, de valoriser le pouvoir du peuple. Le Coran est plus explicite : «Allah ne change pas la situation d'un peuple tant qu'ils ne changent pas d'eux-mêmes». Les Tunisiens ont-ils obéi à ce verset ? Ont-ils voulu forcer le destin, comme l'affirme Aboul Kacem Chebbi ? (Lorsqu'un peuple veut la vie, force est au destin de répondre...). Pendant des années, des décennies, nous avions cru que nous vivions rien que parce que nos parents, nos aînés, nos lectures, nous racontaient le colonialisme, l'état de «non-être» qu'ils avaient vécu et enduré, de sujets sans existence ni personnalité. Et puis, un certain 14 janvier 2011, ce peuple a exprimé sa volonté de vivre, et a lutté, confirmant le poème de Victor Hugo : «Ceux qui vivent sont ceux qui luttent». Et il vient de réaffirmer sa volonté de vivre et de lutter en ce 1er mai, faisant taire les ennemis de la vie et des libertés, et les adeptes de la non-vie. N'en déplaise à un certain cheikh islamiste qui a estimé que «fêter le 1er Mai est sacrilège».