• Les révolutions ou les guerres, ces fissures dans la vie «tranquille» d'un pays, étaient des choses irréelles tenues à l'écart de nos propres vies Les arrestations, les procès, la torture, les émeutes avec les martyrs qu'ils font, se passaient là-bas dans un monde qui ne nous appartient pas. L'éveil d'un pays, ou ses dérives, ne nous empêchaient pas d'aller au restaurant, d'accomplir les rituels d'une fête religieuse, parfois trop coûteux. Loin d'être indifférents, on ne pouvait que compatir en voyant ces images de l'horreur retransmises par une multitude de chaînes télé, et scénarisées selon la ligne du diffuseur. On s'identifiait au courage des rebelles et des lanceurs de pierres sur les casques de l'ennemi. Et on se soûlait de ces poèmes de Derwich, de Nejem, ou de Samih el Kacem. Dans nos phonothèques personnelles, on collectionnait les Cheikh Imam et les Marcel Khalifa et les chansons engagées de Guella, de Aouled El Manajem ou de Aouled Boumakhlouf. «La guerre était un murmure, une vilaine rumeur, une irritation passagère, un remords vite surmonté, une mauvaise conscience avec laquelle on peut aisément s'arranger», écrivait si bien Philippe Besson dans son premier roman En l'absence des hommes. Et voilà que la révolution débarque dans nos existences, sans prévenir. La marmite à pression a fini par éclater. Nous disons «Non !» à cette vie «fictive», devenue insupportable. Nous voulons prendre notre part dans la marche du monde. Nous crions à la faim. Faim de justice, de liberté et de dignité et faim tout court. Nous créons nos propres slogans et nos propres techniques d'autodéfense et nous nous arrangeons pour faire respecter nos valeurs longtemps bafouées. Des héros, malgré eux Notre mémoire se rafraîchit et nous nous rappelons de nos aînés qui se sont sacrifiés pour la même cause. Nous apprenons à leur rendre un vrai hommage et à célébrer les moments les plus importants de notre histoire avec un grand « H». Et nous croyons qu'il n'y aura plus de secrets et que nous avons définitivement tourné la page de cette expérience de l'inaudible, de la douleur, de l'incompréhensible et de l'incommunicable... Nous croyons que l'on respectera l'enfance de notre petit pays, devenu le modèle d'un printemps contagieux. Mais nous avons oublié que la Terre tourne et que ses habitants ne font que vivre — en boucle — les mêmes scénarios de vies injustes. Il y a comme une ombre grise et sale qui essaye de cacher le soleil et cette douceur que nous avons perdue et retrouvée. Est-ce vrai que l'Histoire se répète ? Sinon, pourquoi étions-nous tellement émus en regardant les films qui traitaient de la torture ou du combat pour l'indépendance de l'Irlande et qui étaient projetés lors des Caravanes documentaires qui viennent d'avoir lieu au Kef, du 20 au 24 de ce mois ? Pourquoi étions-nous tant ébranlés en voyant, dans Le vent se lève de Ken Loach, la scène de la fusillade ordonnée par Teddy contre son frère Damien ? Pourquoi est-ce que la projection de La flaga Alejandra (titre-surnom d'une Chilienne qui a parlé sous la torture et qui fut responsable de l'arrestation de nombreux militants) a suscité un débat aussi passionnant et des confidences aussi émouvantes? Et ces Tunisiens, victimes de la torture, qui ont bien voulu témoigner de leur expérience, pourquoi les avions-nous tellement aimés ? Sont-ils devenus à nos yeux des héros, ou est-ce que le contenu de ce qu'ils racontent nous a conforté dans l'idée que «ça n'arrive pas qu'aux autres» ? Ça doit se passer ainsi, le saut dans le monde réel. Notre ancienne vie et la nouvelle s'entrechoquent dans ce fatras de cette année de bras de fer et de feu. Et le cœur est tellement impatient...