Parfois, malgré toute la bonne volonté et les bonnes intentions, à la place d'un hommage, c'est un affront qu'on fait. Dommage ! Manifestement, beaucoup de monde a régulièrement résumé Hédi Guella en un simple Babour Zammar. Ce n'est pas seulement réducteur, ça dénote en plus une très mauvaise appréciation du sujet. Ce qui a été négligé, avant-hier soir à l'ouverture du Festival de Boukornine, c'est la dimension de l'homme. Car bien avant d'être ce chant pathétique sur l'exil qui l'a rendu célèbre, Hédi Guella était surtout un grand intellectuel (rarement homme de sa trempe a maîtrisé toutes les subtilités des langues arabe, française et anglaise). Traducteur-interprète de haut vol, il avait prêté sa voix lors des plus importants colloques internationaux organisés en Tunisie et à l'étranger. Chanteur-compositeur, il a mis en musique des paroles de Mahmoud Dérouiche, de Sghaïer Ouled Ahmed, d'Ali Saïdane et d'autres encore. Hédi Guella était tout cela à la fois, et il fallait, pour honorer sa mémoire, prendre tout cela en considération. Mais tout cela n'a point été respecté. Ce qui a un peu sauvé la face, et de la soirée et de ses organisateurs, c'était l'immensément beau poème ‘‘catapulté'' au micro par un Sghaier Ouled Ahmed au faîte de sa verve, de sa fougue, de sa pugnacité. Les mots, de sa bouche, tombaient tels des cailloux à briser les vitres et les vitrines les plus coriaces de l'hypocrisie régnante. Aujourd'hui, on en est absolument convaincu : si Aboul Qacem Chebbi était le chantre de la lutte anticoloniale, Sghaier Ouled Ahmed restera pour très longtemps celui, inlassable et intrépide, des libertés. Les salves extraordinaires d'applaudissements qu'avait soulevées plus d'une fois son poème étaient l'expression d'un envoûtement total et général à l'écoute d'un verbe sculpté dans le marbre. Dommage qu'on n'ait pas limité la soirée à la lecture de tels poèmes à ravir le cœur et l'esprit, avec pour seul accompagnement le jeu exquis de Jamel Guella au luth ! Non, hélas ! Il y a, chez nous, comme une malédiction qui fait qu'à chaque fois que nous entreprenons quelque chose de valable, c'est pour la bousiller tout juste après. Nous ne savons pas réussir un projet de bout en bout. Rien ! Après une introduction en matière de bon aloi, les mauvaises surprises ont commencé à s'enchaîner. Nous avons eu droit à une scène pour le moins grotesque et de très mauvais goût : un jeune homme, sur fond d'une musique montagnarde (gasba ou kawala, quelque chose du genre), s'était pris, près de vingt minutes comme autant de siècles, à caracoler, à rouler au sol, à tanguer, à trembloter de tous ses os comme transi de froid : c'était quoi ? Du mime ? De la mimique ? Une chose est sûre : ni art ni spectacle il n'y avait. A telle enseigne que, excédé, le public, par huées et sifflements, avait arrêté le cirque qui menaçait de perdurer davantage. Vint ensuite le tour du groupe Wajd dont l'amateurisme était marqué par un percussionniste qui tambourinait invariablement sur sa tabla comme sur ses joues. Pourquoi ? Qu'est-ce qui rendait nécessaire une telle bouffonnerie ? Et qu'est-ce qu'il fallait, côté public : rire ou apprécier ? Il n'y eut ni ceci ni cela. Puis, la jeune Donia Ben Amar, pour sa part, a tonné au micro des hurlements stridents censés être les paroles d'une musique fusant, de l'arrière-scène, à partir d'un CD et dont on n'avait point saisi le genre : de l'afro-américain, du hindou, du chinois, du swahili, du quoi enfin ?! Alors, pour nous consoler, plutôt pour nous remettre sur le sujet de la soirée, on devait nous servir le documentaire très attendu, Hédi Guella à travers ses chansons. Très cher pour nous était en effet de revivre des moments de nostalgie et d'émotion avec le regretté Hédi. Eh bien, non ! Encore une déception. En tout et pour tout, le film nous a présenté H. Guella interprétant... Babour Zammar. C'était pour ainsi dire instiller et confirmer dans tous les esprits que Hédi Guella n'était rien d'autre qu'un Babour Zammar. Non, franchement non. Ce n'était pas un hommage. C'était une insulte. Notre très cher Hédi méritait tout de même beaucoup plus d'égards. Ne serait-ce que pour sa mémoire.