Par Khedija EL MADANI* Le drame vécu par la jeune femme violée par deux agents de l'ordre dans la nuit du 3 septembre 2012 est sans nul doute horrible, du fait que le viol constitue l'atteinte la plus grave et la plus ignominieuse à l'intégrité de la personne humaine tant au plan physique que moral. Il est d'ailleurs prouvé que, le plus souvent, les victimes gardent à jamais en elles les séquelles du viol subi et continuent à ressentir, leur vie durant, les sentiments d'avilissement, d'impuissance, de colère et de perte de confiance en soi et en les autres. En plus de cela, il n'est malheureusement pas rare que, sous nos cieux comme ailleurs, la victime soit considérée responsable, au moins en partie, du viol subi, la société, notamment nos sociétés arabo-musulmanes, ayant tendance à accuser la femme de tous les maux et à réserver sa bienveillance à l'homme, lui trouvant des excuses même là où il n'y en a aucune. Or, si cette position discriminante peut, à la rigueur, s'expliquer chez le commun des mortels, vu l'ignorance multiforme dans laquelle ils se trouvent, le taux d'analphabétisme atteignant un chiffre faramineux dans notre pays, que le pouvoir, que le gouvernement et, plus précisément, le ministère de l'Intérieur, par la voie de son porte-parole officiel, en vienne à accuser la victime d'outrage à la pudeur, c'est proprement indécent. Alors que la moindre des choses aurait été de présenter lui-même ses excuses à la victime, le ministre de l'Intérieur, non content de charger la victime par porte-parole interposé, élude les questions qui lui ont été posées à deux reprises à ce sujet par une – une seule et unique – élue, lors de la séance tenue à l'Assemblée nationale constituante. Pourquoi cette attitude équivoque alors même que le ministère avait réagi tout à fait positivement en plaçant en garde à vue les trois agents de l'ordre accusés, l'un d'avoir extorqué de l'argent au fiancé de la victime et les deux autres d'avoir violé cette dernière à tour de rôle ? La seule explication plausible à cela est que l'on tente de minimiser l'horreur du crime, aggravé du fait que les coupables sont payés par le contribuable pour le protéger, venir à son secours et, dans le même temps, pour traquer et arrêter toute personne susceptible de lui porter préjudice. Si les violeurs n'étaient pas des agents de police, vous pensez bien que la jeune femme et son fiancé s'en seraient méfiés et qu'ils ne leur auraient sûrement pas donné l'occasion de les approcher. Mais, malheureusement pour eux, ce sont les agents supposés veiller sur leur sécurité qui les ont agressés, et de la pire manière qui se puisse imaginer, notamment pour la jeune femme. Aussi, essayer de relativiser les crimes de viol et d'extorsion commis par ses agents est loin d'être à l'honneur du ministère de l'Intérieur. D'autre part, cela induit un triple message réducteur pour les victimes, présentées comme coupables d'outrage à la pudeur, décourageant pour les femmes et/ou hommes ayant subi un viol qui seraient en droit de craindre, en cas de plainte, d'être inculpés d'atteinte aux bonnes mœurs et rassurant pour les violeurs car, comme chacun le sait, violer une femme impudique ne constitue pas un vrai crime. A la limite, elle l'a cherché. Elle n'avait qu'à être chez elle, vaquant aux tâches ménagères pour lesquelles elle a été créée ou bien dormant du sommeil du juste, épuisée par une dure journée de double travail, à la maison et hors de la maison ! Non mais ! C'est d'ailleurs pour cela que l'imam de la mosquée «Ennour», à l'Ariana, a consacré le deuxième sermon à l'affaire, lors de la prière du vendredi 28 septembre 2012, affirmant d'emblée que la jeune femme dont il s'agit est une dévergondée (fajra), sinon elle ne se serait pas trouvée avec un homme, dehors, la nuit et que, du reste, c'est elle qui a provoqué les pauvres policiers, lesquels, que voulez-vous, ne sont pas des anges ! Traduction : si elle a été violée, c'est sa faute. A la limite, c'est bien fait pour elle. Alors, filles de bien, si vous ne voulez pas connaître le même sort, restez bien calfeutrées chez vous et ne constituez pas une tentation pour les honnêtes gens, qui se trouveront obligés de vous violer. Au fait, selon Monsieur Ridha Belhaj, président du parti «Ettahrir», le viol n'est pas avéré puisqu'il n'y a pas quatre témoins ! Autrement dit, pour lui, viol et «zina», c'est-à-dire relation sexuelle hors mariage au sens charaïque du terme, ce serait du pareil au même. Et la justice dans tout ça ? Car, somme toute, c'est d'une plainte pour viol qu'a été saisi le Parquet. Comment la victime peut-elle se retrouver au banc des accusés ? C'est que les policiers accusés de viol et d'extorsion de fonds ont affirmé que le couple était dans une situation immorale. Alors le juge, dans le cadre de sa mission sacrée d'investigation et sa quête effrénée de la vérité vraie, renvoie le dossier au ministère public qui estime qu'il y a lieu d'enquêter sur ce gravissime outrage et les victimes se sont transformées en accusées. Evidemment, il ne faut y voir que le souci de respecter la loi. Dura lex sed lex. Nul n'ignore que la justice est aveugle et qu'elle applique la loi quel que soit le contrevenant ou le criminel sauf, bien sûr, s'il s'agit de nos enfants, les salafistes, qui n'ont commis, jusque-là, que des délits véniels comme brûler des bâtiments publics et privés, agresser des particuliers et des agents de l'ordre, empêcher des manifestations culturelles et artistiques et prendre d'assaut une ambassade et une école étrangères, trois fois rien, en somme. Mais une femme qui se trouve dehors, la nuit, en compagnie d'un homme, là, aucune complaisance n'est tolérable. Le glaive de la justice doit s'abattre avec force sur la tête de la coupable. Peu importe que c'est sur la foi des dires des agents incriminés des crimes de viol et d'extorsion que le couple victime a été accusé d'outrage public à la pudeur alors que la loi interdit purement et simplement de prendre en compte le témoignage émanant de personnes ayant un intérêt personnel à déposer ou ayant une inimitié manifeste avec la personne concernée par le témoignage ou bien si les circonstances font douter de la sincérité du témoignage (articles 96 et 97 du code de procédure civile et commerciale et article 63 du code de procédure pénale). Cela dit, il faut savoir que l'outrage public à la pudeur prévu par l'article 226 du code pénal présuppose qu'il est prouvé et avéré qu'il y a eu un acte outrageant, que cet acte a été commis sciemment et qu'il a eu lieu publiquement et a donc eu pour résultat de choquer la pudeur d'autrui. Or ces trois conditions ne semblent pas être réunies puisque le couple était, à ce que l'on dit, à l'abri des regards dans une voiture garée, la nuit, dans un endroit désert et non éclairé. Et c'est, en réalité, cette accusation d'outrage à la pudeur qui a suscité l'indignation, embrasé l'opinion publique et mobilisé la société civile, en ce que cela traduit comme irrespect de la femme, réduite au rang d'objet sexuel, confortant les stéréotypes de genre concernant l'espace privé/public et confirmant, si besoin était, la vision archaïque, obscurantiste et obsolète, totalement contraire à nos us et coutumes et à nos traditions, de la femme tunisienne, connue, de par le monde, pour sa liberté d'esprit et sa force de caractère. N'est-ce pas elle qui a imposé, depuis le deuxième siècle de l' hégire, le «contrat kairouanais», un contrat de mariage en vertu duquel elle interdisait à son époux de convoler avec une autre femme et se réservait le droit ou bien de divorcer unilatéralement si ledit époux contrevenait à la clause d'interdiction ou bien de répudier elle-même la deuxième épouse interdite ? Aussi, ce n'est pas en 2012, après une révolution à laquelle elle a participé plus que massivement, que la femme tunisienne va rester passive devant de si graves atteintes aux droits fondamentaux de la personne et va permettre à quiconque de lui voler sa liberté, son identité et son humanité. *(Avocate à la Cour de cassation, présidente de l'Association vigilance et égalité des chances -Avec)