Par Soufiane BEN FARHAT L'homme sait de quoi il parle. Et puis, la sinistrose, ce n'est guère son registre particulier. Seulement, aujourd'hui, lorsqu'on est réaliste, on est forcément tragique. Vicissitudes du vécu obligent. Dans l'interview qu'il a donnée cette semaine à l'hebdomadaire allemand Spiegel, le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, a été on ne peut plus explicite. Il estime que l'Europe affronte "la situation la plus difficile depuis la Seconde Guerre mondiale, voire depuis la Première". La conjoncture est sans pardon. "Nous avons vécu et vivons des temps véritablement dramatiques", précise Jean-Claude Trichet. Les gouvernements sont appelés à s'assumer. Le président de la Banque centrale européenne n'y va pas du dos de la cuillère : "Ce n'est pas une question d'attaque contre l'euro. Cela concerne le secteur public et donc la stabilité financière dans la zone euro. Il est clair que les Européens ont pour principale responsabilité de prendre des mesures appropriées pour contrebalancer les tensions actuelles en Europe." Passe encore pour la crise grecque. Symptomatique d'une Europe à la dérive, elle fait tache d'huile. Et le plus grave, aux termes d'une tribune du prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, c'est que "l'Europe n'a en outre aucun moyen d'aider les pays confrontés à des problèmes graves. L'Espagne, par exemple, présente un taux de chômage de 20% — dont plus de 40% chez les jeunes. Elle était en excédent budgétaire avant la crise; après la crise, le déficit atteint plus de 11% du PIB. Mais, selon les règles de l'Union européenne, l'Espagne doit désormais réduire ses dépenses, ce qui va probablement contribuer à aggraver le chômage. Comme son économie ralentit, l'amélioration de sa situation budgétaire pourrait être minimale". Bien que réputé pour son europhilie, Joseph Stiglitz n'en a pas moins soutenu que "l'avenir de l'euro sera peut-être limité". Certes, les pays surnommés Pigs (Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne) semblent les plus enclins à subir de plein fouet les contrecoups pervers de cette crise. Mais des économies comme celle de la France ne sont pas à l'abri. L'économiste Nicolas Baverez est catégorique: "On va avoir une croissance durablement bloquée autour de 1%, un endettement public autour de 100% du PIB en 2012 et un chômage revenu à 10%". Le tout sur fond de déprime politique généralisée : "Tout ceci génère beaucoup d'anxiété politique et sociale et se traduit notamment par des poussées populistes et xénophobes", comme en Italie, en Autriche ou aux Pays-Bas, ajoute Baverez. En gros, exsangues et saignées à blanc d'une manière ou d'une autre, les opinions publiques européennes sont en colère. Le citoyen lambda estime être le dindon de la farce. A ses yeux, il devrait supporter seul le prix de la crise. En même temps, les scandales à répétition renforcent son désarroi et son intime conviction que la corruption et l'évasion fiscale des nantis demeurent dans l'impunité totale. En fin de compte, la crise prend des tournures nouvelles. Au début, en 2008, elle était purement spéculative et immobilière. Puis elle s'est progressivement transformée en crise financière, puis alimentaire mondiale, puis crise économique, avant de virer en crise institutionnelle. Un peu partout dans le monde, l'enjeu est désormais de légitimité. Les pouvoirs sont battus en brèche, les classes politiques dirigeantes suspectées et vouées aux gémonies. Oui, véritablement, les temps sont dramatiques.