La violence est désormais considérée comme une ligne rouge par tous, si l'on en croit les discours des uns et des autres, aussi extrêmistes soient-ils? Et c'est tant mieux. Mais qu'en est-il de tout ce qui précède la violence et la génère ? Ce discours de haine qui a fait son apparition après la révolution fait-il partie de la liberté d'expression ou bien des lignes rouges? Des prêches truffés d'incitation à la haine, émaillés de termes violents et de dénonciations nominatives, parfois de sentences, sont devenus monnaie courante chez nous, sans que cela ne semble gêner grand monde du côté des gouvernants. Qui a été choqué jusque-là par ce discours encourageant la sédition et la discorde (fitna), qui fait l'apologie du racisme et du terrorisme ? Ce discours qui glorifie l'excommunication (takfir) — cette autorisation « légalement religieuse » de tuer . Personne ne s'est soucié d'arrêter cette hémorragie verbale présente dans les quatre coins du pays, relayée de temps à autre de travaux pratiques sanglants. Et ce, malgré les mises en garde des médias, d'une partie de la classe politique et de la sphère associative. Des pages Facebook tunisiennes et ciblant un public tunisien, des prêches dans des mosquées sont émaillés d'appels au meurtre et d'apologie de la violence, ainsi que d'excommunications souvent nominatives. Ali Laârayedh, ministre de l'Intérieur, est désormais fréquemment traité de «taghout» (tyran impie, à la manière du Pharaon), ce qui équivaut à une condamnation à mort, car une littérature abondante explique combien il est licite et recommandé de tuer les « taghout ». Peut-on tolérer un tel discours, le considérer comme faisant partie de la liberté d'expression, alors qu'il génère une violence extrême dans les actes? L'assaut contre l'ambassade américaine n'est-il pas le fruit d'un discours violent qui a conditionné et galvanisé des milliers de jeunes, y compris et d'abord dans les mosquées? Mardi soir, lors de l'attaque du poste de Khalid-Ibn Walid à Douar Hicher par des dizaines de salafistes, les mégaphones de la mosquée Ennour criaient à tue-tête: «Au jihad, le paradis vous appelle». Une attaque au bilan tragique, deux morts et deux blessés graves. Ce jeudi 1er novembre en début de soirée, il y a eu un déclic. C'est avant-hier qu'un linceul a été agité dans l'émission «9H du soir » de la chaîne privée Ettounissia, et que l'appel au djihad a été décrété en prime-time et en direct sous le regard du ministre de l'Intérieur présent sur le plateau. Des milliers, pour ne pas dire des millions, de Tunisiens qui suivaient l'émission précédée d'un grand tapage médiatique, ont pu constater de fait et de visu le niveau de violence atteint par cette faction salafiste djihadiste qui a émergé de nulle part et qui fait désormais la loi dans certaines régions et quartiers populaires du pays. Stupéfaits, les Tunisiens ont pu voir leur compatriote Nasreddine Alaoui de son nom, plébiscité imam, nous dit-il, par les fidèles de la tristement célèbre mosquée Ennour, traiter le ministre de l'Intérieur de mécréant et de serviteur de Washington avec son parti Ennahdha. Les nationaux ont suivi, attentifs, ce jeune imam barbu et belliqueux excommunier ses semblables avec force recours aux versets coraniques, et demander à toute sa communauté, lui en premier, de se préparer à affronter allégrement la mort, en secouant devant la caméra son suaire mortuaire. Dans la soirée, la vidéo de « l'imam au linceul » a fait le tour du monde et a été reprise par les médias internationaux. Un coup de plus, un coup de trop porté à l'image du pays. Réaction institutionnelle le lendemain, le ministère public auprès du Tribunal de première instance de Tunis a ordonné l'ouverture d'une information judiciaire contre Nasreddine Aloui, et tous ceux qui seront cités par l'enquête, pour incitation directe au moyen d'un outil visuel à la violence, à l'agression de l'intégrité physique, à l'incitation à la haine contre les religions et les habitants, et à la propagation de fausses informations susceptibles de perturber la paix sociale. S'agit-il d'un mandat d'arrêt ? Non, nous répond le porte-parole du ministère de la Justice, c'est en fonction des résultats de l'enquête et de l'audition du prévenu que la prochaine étape judiciaire sera décidée, déclare à La Presse Adel Riahi, le porte-parole du ministère Cette séquence de la mort diffusée à une heure de grande écoute a agressé, choqué les Tunisiens dans leurs foyers. A-t-elle été l'élément déclencheur d'une réelle prise de conscience des autorités ? Les prochains jours nous le diront. Pour information, les messages diffusés quotidiennement sur les pages salafistes, avec la bénédiction de leurs hauts dignitaires, sont mille fois plus apocalyptiques. Avec tous les jours des photos de morts, de gorges tranchées, de kalachnikovs, une glorification de la mort et des attaques-suicide, et une haine de tous ceux qui ne sont pas comme eux. Question donc : Peut-on interdire la violence et tolérer l'incitation à la violence? La Tunisie a-t-elle besoin d'une loi pénalisant l'incitation à la haine, à la violence, à l'apologie du terrorisme ? Ou se contenter de l'arsenal législatif existant? Interrogé par La Presse, Me Mokhtar Trifi, en tant qu'expert juridique et personnalité nationale, répond en accusant sans détour le parti Ennahdha qu'il rend responsable de la situation. Selon lui : «Les salafistes opèrent une islamisation de la société adoubée par Ennahdha, la connivence est indéniable». L'Etat n'a pas pris dès le départ la mesure du danger, malgré tous les appels lancés par les uns et les autres. L'acte du cinéma l'Africa et les actions qui ont suivi ont été négligés. Ils ont toujours agi avec une mansuétude soutenue pour ne pas dire complice envers ces gens. En outre, les mosquées sont devenues des bastions de non-droit gérées par des personnes qui n'ont aucun lien avec le ministère des Affaires religieuses. Dès le premier gouvernement, après la révolution, nous l'avons dit et répété, qu'il faut arrêter ce fléau et que les mosquées reviennent à leur vocation religieuse sous la direction du ministère de tutelle. Rien n'y fait. J'ajoute que c'était un laxisme voulu, il est clair que l'Etat ne voulait pas affronter cette mouvance. Ils ont laissé la situation se dégrader au point d'en arriver là où nous sommes aujourd'hui ; des dizaines pour ne pas dire des centaines de mosquées sont sous la coupe de salafistes djihadistes. Nous avons entendu des prêches qui appellent à la violence et au takfir et citent des personnes par leurs noms. A Sejnane, une délégation de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme est allée sur les lieux, présidée par le président de la ligue, et a confirmé qu'il y a une volonté d'instaurer un émirat. C'était déjà un signal. Par la suite, ça s'est essaimé dans le pays. Il y a une connivence indéniable entre Ennahdha et les salafistes. Lorsque les hôteliers avaient alerté les autorités à Sidi Bouzid, à Jendouba et ailleurs, lorsque les salafistes ont saccagé leurs bars et leurs hôtels, lorsque les personnes interpelées ont été relâchées deux jours après, le constat est sans appel. Sur le plan idéologique, il y a une volonté du parti Ennahdha d'islamiser la société, d'imposer un mode de vie et des comportements spécifiques, y compris d'éradiquer les boissons alcoolisées et d'imposer un certain code vestimentaire. Or, le parti ne peut pas le faire directement, étant donné qu'il est au pouvoir, et qu'il veut donner une image de modernisme et de modération. Il laisse faire les salafistes. La loi est claire Des informations ont circulé au sujet d'un groupe de quatre salafistes qui auraient planifié d'attaquer la chaîne Ettounissia, la nuit de la diffusion de l'émission désormais controversée « 9H du soir », et qu'ils se seraient trompés de lieu. Information corrigée par le porte-parole du ministère de l'Intérieur joint par La Presse. Selon lui, il s'agit de quatre jeunes de 17 à 23 ans, cagoulés et munis d'un pistolet en plastique, d'apparence banale, ne faisant pas penser à une obédience radicale, qui, après avoir fait mine de se rendre au bâtiment où est logée une autre chaîne, Tounesna, ont été interpellés par les forces de l'ordre. Leurs motivations ne sont pas connues, ils sont pour l'heure interrogés. Quant au discours ambiant et violent qui a fait son apparition sur la place publique, personne n'est au-dessus de la loi, martèle M.Tarrouche, «lorsque quelqu'un constate une contravention, il se doit d'alerter les autorités». Or, selon Me Trifi, « la loi est claire, le ministère public possède la latitude d'ouvrir une information judiciaire, s'il constate des infractions à la loi, même si aucune plainte n'a été déposée ». Comme nous le savons tous, des infractions qui relèvent souvent du pénal ont été perpétrées dans l'ensemble du pays, sans qu'elles ne soient suivies de sanctions, selon certains hommes de loi et députés de l'opposition, et ce, jusqu'à ce que l'irréparable se produise, la spirale de la violence semble s'installer dans la cité tunisienne.