La tournure folle que prennent les événements était prévisible. Depuis quelque temps, le courant ne passe plus entre l'Ugtt et le gouvernement. Ils se toisaient de loin. Dans une inimitié non déguisée. Désormais, ils se regardent en chiens de faïence. Cela s'est révélé au grand jour lorsque, mi-octobre, le parti Ennahdha et le CPR avaient boycotté le Congrès de dialogue national de la centrale syndicale. Pourtant, tous les protagonistes de la scène politique nationale y avaient pris part, présidence, gouvernement et Assemblée constituante inclus. La tension était dans l'air, pour des raisons inavouées. Non explicitées pour le moins. Avec les événements de Siliana, cela a empiré. On y a découvert le navrant dialogue de sourds entre le gouvernement, le mouvement Ennahdha et la centrale ouvrière. Cette dernière a soutenu les revendications citoyennes, tout en campant un profil tranché. Ceux-là ont joué sur le registre du tout répressif et des déclarations à l'emporte-pièce. Une semaine durant, cela nous a embarqués dans le répertoire du tragique. Les attaques du siège de l'Ugtt mardi dernier par des groupes hostiles ont empiré la donne. Les échauffourées et violences qui s'ensuivirent ont ravivé les brasiers ardents et jeté de l'huile sur le feu. Aujourd'hui, on se retrouve à la croisée des chemins. Le bras de fer promet d'être cruel et sans merci. Les observateurs craignent le pire. Les grèves générales régionales d'hier ont permis à chacune des deux parties de jauger de sa force et de la capacité de riposte de l'autre. Parce que, désormais, il y a deux parties. Apparemment irréconciliables, ou presque. On escompte l'aboutissement des initiatives des sages, voire des courtiers honnêtes. Sans grand résultat pour l'instant. Mais tous les espoirs raisonnables demeurent permis. MM. Ahmed Mestiri et Ahmed Ben Salah, éminentes figures nationales jouissant de la considération de toutes les parties, tentent de jouer un rôle médiateur. M. Mustapha Ben Jaâfar, président de l'Assemblée constituante, s'y affaire lui aussi. Pas plus tard qu'hier, le secrétaire général de l'Ugtt, Houcine Abbassi, a déclaré ne pas être au courant d'une visite du président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, prévue aujourd'hui au siège de l'Ugtt. Auparavant, M. Ahmed Ben Salah, ancien secrétaire général de la centrale syndicale, avait annoncé que Rached Ghannouchi, Ahmed Mestiri et lui-même devaient se rendre aujourd'hui au siège de l'Ugtt pour rencontrer Houcine Abbassi. A l'issue de son entrevue hier avec le président de la République, le secrétaire général de l'Ugtt a souligné que la grève générale annoncée pour le 13 décembre est maintenue. Tous les regards sont tournés vers la Kasbah (siège du gouvernement), vers la place Mohamed-Ali (siège central de l'Ugtt) et vers Montplaisir (siège d'Ennahdha). C'est entre ces trois lieux abritant autant d'instances influentes que se joue la partie serrée. L'avenir immédiat de la paix civile en Tunisie en dépendra. Pour l'instant, l'Ugtt, initialement prise à partie lors du déclenchement de la crise, se retrouve dans la position du protagoniste décisif. Elle a bien décrété une grève générale pour le jeudi 13 décembre. Et elle se prévaut de la réussite des grèves générales régionales d'hier. Il semble qu'elle exige un plancher avant de reprendre langue avec les instances gouvernementales, qu'elle boycotte mordicus : des excuses officielles d'Ennahdha au peuple tunisien sur les attaques du siège de l'Ugtt, place Mohamed-Ali mardi dernier. M. Samir Cheffi, S.G. adjoint de l'Ugtt, l'a réitéré hier. La centrale syndicale appelle également à la dissolution desdits comités de sauvegarde de la révolution. Et pour cause. Elle les assimile à des milices, des troupes d'assaut et des groupes paramilitaires d'Ennahdha. Pour le gouvernement, dissoudre ces comités équivaudrait à une sorte d'aveu, la reine des preuves. Comme l'instruit le proverbe bien de chez nous, d'un côté c'est brûlant, de l'autre c'est incandescent. L'hiver a commencé il y a moins d'une semaine. Les nuits y sont particulièrement longues. Les plus optimistes osent espérer que la crise trouvera incessamment un dénouement heureux. Parce que le sommeil de la raison engendre des monstres.