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Les causes économiques cachées du printemps arabe
Tribune
Publié dans La Presse de Tunisie le 14 - 12 - 2012


Par Hernando de Soto*
(Ndlr : Le 17 décembre marquera le deuxième anniversaire de l'immolation à Sidi Bouzid de Mohamed Bouazizi, qui a déclenché le printemps arabe. Un mouvement dont les causes sont attribuées à de nombreux facteurs, mais jamais à l'économie. Au cours des 20 derniers mois, un groupe de chercheurs d'Amérique latine s'est penché sur la Tunisie, et sur le reste de la région, et est arrivé à la conclusion que l'économie — et plus précisément un sentiment de discrimination économique — est un facteur primordial. Ci-dessous, quelques découvertes surprenantes:
- Bouazizi n'était pas seul : dans les 60 jours qui ont suivi son immolation, 64 personnes de la région ont imité son acte désespéré.
- Ils étaient tous informels.
- Ils se sont tous immolés pour la même raison: l'expropriation de leurs biens.
- La plupart ont fait référence au mot hogra.
- L'ILD estime que plus de 150 millions d'Arabes sont liés à l'informel
La Presse publie en exclusivité une synthèse des réflexions de De Soto et du résultat des recherches de l'ILD du Pérou, qui, avec l'Utica, va entreprendre l'étude d'une solution à l'informalité tunisienne. Tout ceci a déjà attiré l'attention des médias étrangers si bien que deux équipes de tournage sont en train de filmer en Tunisie sur cette recherche.)
Commençons par définir la formalité et l'informalité :
1. «La formalité» signifie la primauté de la loi. C'est un système universel d'ordonnancement qui s'est développé spontanément au fil du temps. Il est le résultat de centaines de conventions, explicitement approuvées par les gouvernements, et visant à fournir à toute l'humanité les outils légaux nécessaires à la combinaison des talents et des ressources pour produire le bien-être économique.
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l'Organisation légale de l'activité économique, connue sous le nom de «formalité», s'est progressivement façonnée. Elle est, aujourd'hui, basée sur des principes légaux approuvés par les 200 nations du monde — chacune d'entre elles respectant sa propre culture et ses prérogatives souveraines – pour fournir à leurs citoyens (qu'ils soient organisés en entités publiques ou privées, en groupes communautaires ou en organisations à but lucratif) les connaissances, les biens fongibles, les contrats exécutoires et les formes juridiques d'entreprise leur permettant de coopérer.
Dans le monde de l'économie, la formalité n'est pas seulement le fait d'obéir à la loi, de payer ses impôts et d'être un citoyen bien rangé. Sa fonction essentielle est de permettre à l'humanité de combiner les ressources et les talents. Ce sont précisément ces combinaisons qui créent de la valeur: l'économie mondiale est composée de milliards de pièces minuscules, qui, isolées, ne sont pas très utiles. Le rôle de l'entrepreneur consiste alors à assembler ces pièces en des ensembles plus complexes, jusqu'à ce qu'ils deviennent plus utiles à un plus grand nombre de personnes. Les plus grandes réalisations de l'humanité sont d'ailleurs le fruit de ces combinaisons: une horloge peut être constituée de 120 pièces de métal, un crayon de bois peut avoir des composants venant de plus de 12 pays et l'Internet combine des milliers d'éléments informatiques et de télécommunication.
Afin de pouvoir assembler ces pièces, les entrepreneurs ont besoin de règles communes, de connaissances, des registres légaux, de garanties et de ‘'mécanismes d'assemblage‘' — tels que les contrats exécutoires, les biens fongibles et les formes d'organisation des entreprises — fournis par la loi dans le monde entier, de la Tunisie jusqu'au Pérou. Aucune vie moderne n'est possible sans formalité.
2. L'économie informelle est l'opposé de l'Etat de droit. Elle génère désordre et pauvreté, plutôt qu'ordre et richesse. L'économie informelle ne constitue pas un ordre alternatif, mais bien une anarchie économique: elle est la somme d'une multitude d'arrangements économiques déconnectés, conclus par des personnes, qui ont trouvé difficile — voire impossible — d'intégrer le système légal formel. Aucun de ces arrangements n'est suffisamment sophistiqué pour fonctionner sur une grande échelle et offrir aux entrepreneurs les connaissances juridiques et les mécanismes d'assemblage nécessaires pour combiner leurs actifs et prospérer.
Outre le fait que l'économie informelle n'aide pas au développement — elle n'est qu'un palliatif au chômage —, elle constitue un problème grave pour au moins trois autres raisons.
1) En premier lieu, n'étant pas documentée, elle est source d'ignorance et de confusion ; tout le contraire d'une société documentée qui produit de la connaissance et les outils nécessaires pour comprendre et se renouveler.
2) En deuxième lieu, comme dans tous les environnements opaques où les règles ne sont pas standardisées et les mécanismes pour s'associer ne sont pas accessibles, l'économie informelle encourage l'anonymat, entache la confiance, cache les coupables, masque les risques. Par conséquent, elle décourage les gros investissements et les combinaisons sur une grande échelle.
3) En troisième lieu, ceux qui vivent au sein de l'économie informelle vont naturellement se comparer à ceux qui prospèrent dans le monde formel. Cela génère un sentiment aigu de marginalisation: c'est un phénomène d'extrême aliénation.
3. L'aliénation informelle dans le monde. L'informalité concerne la plupart des pays en développement et des anciens pays soviétiques, de sorte que l'on peut trouver beaucoup de manifestations de cette extrême aliénation. Chaque cas a ses propres spécificités culturelles, que ce soit les slumdogs de Mumbai, les armées naxalites de l'Inde, les favelas et les mafias de la drogue du Brésil, les champs de coca du Pérou, les rues étroites de la bande de Gaza, les tribus pauvres de l'Amazonie, les migrations vers les zones périurbaines dans tout le tiers monde, les arrangements féodaux de l'Afghanistan, ou les accords de répartition de la manne pétrolière dans le Delta du Niger.
Les pays développés eux-mêmes ont connu, par le passé, l'informalité, et ce, jusqu'à ce que leurs vieilles structures se soient ébranlées, rendant indispensable le changement et l'amélioration de leurs institutions économiques. Tous ces pays ont surmonté l'informalité. Au cours de nos recherches sur l'informalité arabe, nous n'avons rien remarqué de profondément spécial qui la rendrait incompréhensible dans ces pays.
4. L'aliénation informelle en Tunisie : une première analyse dont le point de départ est l'informel le plus connu de la planète. Le 17 décembre 2010, à 11h30, à Sidi Bouzid, le vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu parce que les fruits qu'il vendait, ainsi que sa balance, avaient été confisqués. La presse était unanime : il avait ainsi déclenché le Printemps Arabe. Mais certains lui ont donné le statut de héros, alors que d'autres ont assuré qu'il s'agissait d'un acte de folie isolé, sans aucune signification sociale.
5. Bouazizi a eu un impact social significatif. Après une année de recherche, nous avons maintenant établi que, dans les 60 jours qui ont suivi son immolation, 64 autres personnes de la région MENA ont imité son acte désespéré. Entre décembre 2010 et février 2011, il y a eu 22 autres cas en Tunisie, 29 en Algérie, 5 en Egypte, 4 au Maroc, 1 en Arabie Saoudite, 2 en Syrie, et 1 au Yémen.
5. Tous ces immolés étaient des entrepreneurs informels. Ils faisaient des affaires dans des secteurs aussi variés que la restauration, les technologies de l'information, l'immobilier, la distribution de lunettes, le transport, la vente en gros de légumes, etc. Mais il ressort clairement de nos entretiens avec les survivants, qu'ils ne disposaient pas des instruments légaux pour protéger leurs biens et s'associer en vue de se développer.
Nous leur avons tous posé les mêmes questions, et leurs réponses étaient les mêmes : une fois que vous investissez et que vous possédez un bien, pensez-vous que votre propriété est sécurisée? Non. Pouvez-vous convertir les biens dont vous êtes propriétaire en crédit ou capital? -Non. Pouvez-vous émettre des actions et autres titres afin de mobiliser un investissement ?- Non ; Pouvez-vous amener de nouveaux partenaires pour augmenter votre capital? -Non ; Pouvez-vous utiliser la responsabilité limitée afin de circonscrire vos risques et de rendre attrayant l'investissement dans votre entreprise? Non ; Pouvez-vous transférer la valeur immatérielle de votre entreprise (fonds de commerce, réputation, marque, travail d'équipe, etc.) à vos successeurs lors de votre décès? -Non ; Pouvez-vous partager les droits de votre entreprise en dehors de votre cercle familial afin d'augmenter votre productivité et de créer un excédent ? Non.
6. Les survivants et les familles des immolés mettent en avant l'expropriation comme élément déclencheur des immolations. 66% des auto-immolés ont vu leurs entreprises confisquées, et 16% ont été expropriés de leurs propriétés immobilières – sous forme de marchandises, machines, bâtiments.
Par exemple, Mohamed Bouazizi a visiblement perdu 225 $US de possession: deux cageots de poires (15 US$), un cageot de bananes (9 US$), trois cageots de pommes (22 US$) et une balance électronique d'occasion (179 US$). Mais ses pertes invisibles, bien plus conséquentes, se composaient des quelques instruments qu'il avait pour réaliser des combinaisons: le droit de vendre dans un emplacement public; la possibilité d'obtenir sa carte de détaillant-commerçant ambulant et une patente (Rokhsa) pour garer sa charrette sur un point fixe du trottoir ; la possibilité d'obtenir un jour un droit de propriété légal ou le droit d'installer un stand sur le marché de gros. Il avait également perdu sa possibilité de créer une petite structure juridique (une société unipersonnelle à responsabilité limitée — Suarl) afin de diviser le travail entre ses associés. En outre, sans pouvoir vendre sa marchandise achetée à crédit pour rembourser ses créanciers, il était ruiné — et ne pouvait bénéficier des lois sur la faillite. Enfin, il avait perdu la possibilité de convertir son terrain, qui avait été à l'origine squatté par son père, en titre foncier. Pour obtenir un crédit lui permettant d'acheter un camion, il devait prouver qu'il était en mesure d'apporter un bien en garantie. Le seul auquel il avait accès était la maison de famille, mais il n'avait jamais pu enregistrer ce bien dans les registres légaux, procédure pour laquelle, selon nos calculs, il aurait dû attendre 499 jours et payer 2.979 US$.
8. L'informalité n'est pas un problème marginal. Si la suite de nos recherches corrobore le fait que la majorité des unités de production arabes opère en marge du système légal et n'a pas accès aux mécanismes facilitant l'entrepreneuriat; que l'économie informelle peut être une cause sous-jacente du Printemps Arabe, alors cela confirmera que l'informalité n'est pas un problème marginal.
Les chiffres préliminaires que nous avons collectés confirment que 524.000 entreprises, sur un total de 616 000 (85%), sont informelles au sens précédemment défini: elles sont privées des connaissances documentées et des mécanismes d'assemblage pour réaliser des combinaisons rentables. Nous avons estimé la valeur totale de toutes les entreprises et biens immobiliers informels en Tunisie à environ 115 milliards de dollars, soit 11 fois la valeur du capital des sociétés cotées en Bourse de Tunis en 2010.
9. L'aspect positif de l'économie informelle — et la proposition de recherche. Le nuage sombre du secteur informel laisse cependant percer un large rayon d'espoir: la preuve incontestable que l'esprit d'entreprise est très répandu, même parmi les Tunisiens les plus pauvres qui ont eu recours à des moyens extrêmes et dramatiques pour montrer qu'ils étaient privés des instruments légaux qui leur auraient permis de construire du «ras el mel».
Il est évident que les informels veulent aller vers l'avant — à tel point que 23 Tunisiens ont mis leur vie en danger en défendant leur droit de propriété et que des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour soutenir Bouazizi. C'est pourquoi une première proposition du projet que l'Utica et l'ILD veulent approfondir afin de proposer des recommandations pragmatiques, et qui vise à formaliser les informels, consiste essentiellement à chercher des solutions pour démarginaliser les pauvres par le droit. Cette proposition reflète notre conviction que les pauvres ne sont pas la cause de leur pauvreté, et ils ne sont pas non plus le problème qui empêche la Tunisie d'obtenir de la croissance économique; ils sont la solution.
(Basé sur les recherches de l'ILD, notamment celles de Gustavo Marini et Aline Millet en Tunisie,
élaborées à l'occasion de la conférence organisée le 15 décembre par l'Utica)
* Hernando de Soto est président de l'Institut pour la liberté et la démocratie (Lima) et ancien conseiller économique et politique du président du Pérou. Il est également l'auteur de The Other path : The invisible revolution in the third world (New York Harper and Row, 1989).


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