L'expérience religieuse est essentiellement l'expérience d'une parole. A travers la diversité des traditions, on retrouve cet élément commun d'une parole reçue, qui suscite en l'homme un écho. Et c'est sans doute sur ce point précis qu'achoppe l'athéisme : il peut attaquer ceux qui affirment l'existence de Dieu, ceux qui la tiennent pour acquise. Il ne peut pas contester le fait que l'homme expérimente une parole comme n'étant pas sa pure production, une parole par rapport à laquelle la parole humaine est dans la position seconde de la réponse... Il parle ! «Il parle» comme on dirait : «Il pleut» ! Et le poète est sans doute celui qui est capable de s'approprier cette parole du monde et de la traduire en chant. Parce qu'il sait se laisser irradier par elle. Mais le poète n'est pas celui qui sait prendre acte de la survenue de cette parole, ou de s'étonner qu'elle résonne dans le silence de son existence. A moins d'être religieux, comme Rilke était religieux. A la fougue intérieure de la poésie s'oppose l'écoute méditative de la piété religieuse qui, elle, sait amplifier l'événement : Il parle ! Cette écoute attentive, dans sa retenue, est déjà réponse. Et réponse éprouvée comme nécessaire, c'est-à-dire comme voulue impérieusement par la parole recueillie... Parole «convocante» ! C'est pourquoi l'écoute est déjà cheminement. Départ, donc. Ainsi, Abraham est un homme qui quitte un pays, un chez soi habituel : il ne sait où il va, mais ses pas le mènent à la rencontre d'une parole qui l'a réquisitionné avant même qu'il n'ait pu l'entendre. Non que son écoute ait précédé l'écho : c'est plutôt cette parole qui, dans le silence, est à elle-même son propre messager. Elle frappe à notre porte avant même que l'oreille en ait saisi le son. Mais parce qu'Abraham, sans savoir ce qui parle en lui, se met malgré tout en chemin, c'est à lui que s'ouvre l'espace céleste de cette parole et qu'échoit la promesse... Promesse d'horizons élargis, par-delà la mort. Car la parole reçue, en même temps qu'elle nous enjoint de partir à sa rencontre, est don surabondant. Face à elle, le malheur de la finitude s'efface, emporté par la joie d'une union qui nous précède, nous dépasse et qui, dans le même temps, nous révèle dans la profondeur de notre identité. Dans le poids du don, il y a l'épreuve d'une vérité : celle de mon propre visage, face à Celui de qui me vient le don ! Qu'avait donc à « lire » le Prophète de l'islam lorsque résonna en lui cette parole initiale qui lui enjoignait de lire ? Nul texte écrit ou parlé. Mais cette parole elle-même, le fait qu'elle descende sur lui, qu'elle inonde son âme et qu'elle le mette sous l'épreuve d'une présence qui est essentiellement sans limite. Lire cette parole, c'était s'avancer devant celui qui la proférait comme cette créature consentante qui accepte de la recevoir en son cœur et en sa vie. Instant critique, lourd d'implications en termes d'arrachement à des coutumes qui sont la marque naturelle d'une appartenance culturelle et ethnique. Instant critique aussi car il signifiait que lui, l'arabe qoreïshite, il n'était pas en dehors de la famille des hommes qui ont reçu cette parole comme on reçoit un anneau de fiançailles. Lire, c'était donc recevoir l'annonce d'une appartenance autre : non pas certes d'une appartenance qui fait renoncer à ses parents par le sang et, plus largement, par la communauté de la langue, mais d'une appartenance plus large, plus primordiale, qui le rattachait aux «gens du Livre». Mais qui sont ces gens du Livre et qu'est-ce qu'un Livre ? Est-ce cet objet que l'on tient entre les mains, qui comporte deux couvertures et dont on peut feuilleter les pages ? Ou n'est-ce pas plutôt cet espace céleste qui s'ouvre à quiconque, ayant reçu le message avant-coureur de la parole, se met en chemin vers elle ? Dès lors, c'est le monde lui-même qui devient livre, champ de signes et forêt de résonnances d'où jaillit le sens ... Oui, n'y a-t-il pas folie à vouloir enfermer cette parole dans un livre ? N'est-ce pas précisément en cette action «séquestratrice» que réside le fond de toute «falsification» ? Assurément. Mais le Livre, c'est aussi le lieu d'un Pacte. C'est la mémoire des paroles dont l'écho a scellé une union, a entériné un engagement en faveur de cette écoute consentante par quoi advient la transfiguration du monde. Il n'est pas LA parole, il est cette parole particulière par la mémoire de laquelle on se souvient que l'on est dépositaire d'un accord sacré qui, lui, nous voue à la parole et à son écoute.