Le voyage, l'étude et l'écriture, trinité enchantée, habitent le versant ensoleillé de l'histoire de l'écrivaine suisse Yvonne Bercher. Voilà plus de dix ans qu'à tout petits pas, elle pénètre avec entêtement et délice l'Orient, cet univers qui élargit son monde intérieur, ses rêves et sa réflexion. Nous relatons dans ces feuilles, quelques épisodes de son dernier récit consacré à l'Inde, berceau des Mille et Une Nuits et contrée d'origine du zéro, qui semblait appartenir à une autre planète, à des années-lumière de notre monde épris de domination et en chute libre, contrée déchue qui, dans l'affolement, tire ses dernières cartouches. Bonne lecture. Entre la terre des maharadjahs et celle du Prophète, j'allais découvrir qu'il n'existe aucune solution de continuité. Les archéologues confirment du reste l'existence de relations très anciennes entre l'est de la Péninsule arabique, Bahreïn, Oman et la civilisation de l'Indus. Neuf heures de vol, la durée d'une bonne nuit de sommeil, relient Genève à New Delhi, mégalopole de seize millions d'habitants et capitale de l'Inde contemporaine. Partis à la mi-journée, nous avons survolé l'Italie, l'ex-Yougoslavie, la Roumanie, la Turquie, l'Irak, l'Arabie saoudite, pour nous poser, en transit, aux Emirats Arabes Unis. A Abu Dhabi, entre le flux des voyageurs en route pour Colombo, et au-delà, et le souci de ne pas manquer l'annonce de départ, j'eus tout le temps de scruter attentivement ces moyen-orientaux du Golfe, mâles imposants dans leur arrogance de maîtres du monde, replets et placides, vêtus de ces longues djellabas d'un blanc impeccable, qui donnent à leur lourde démarche une majesté qui ne se discute pas. Décidément, en rien je ne retrouvais chez eux la subtilité féline des Phéniciens, ni l'âpreté pleine de mystère des Amazighs. Après une escale dans cet aéroport futuriste, notre avion mit ensuite le cap sur l'Inde. Un vol de trois heures allait nous amener à Delhi, au milieu de la nuit. En atterrissant dans cette mégalopole de seize millions d'êtres humains, j'eus l'impression stupéfiante de me poser dans un Eden aéré, tant cette immense cité baigne dans un écrin de verdure, une végétation omniprésente et vaporeuse. Avant même d'avoir touché le sol, j'aimais cette ville. Notre voyage de trois semaines en Inde allait dérouler devant nous 1.750 kilomètres de route. Agra, Jaipur, Mandawa, Bïkaner, Jaiselmer, Jodhpur, Pushkar, puis de nouveau Jodhpur, d'où partirait notre avion de retour, voilà les villes dont nous allions effleurer l'atmosphère, mais n'anticipons pas... Premières images de Delhi A l'aéroport, un panneau à la main, le pauvre employé préposé à prendre livraison de ces deux Suisses exténués qui, pour la première fois de leur vie, ébahis et un peu gauches, foulaient de leurs pieds engourdis le sol de l'Inde, nous attendait. Epuisé et rembruni par une attente qui avait grignoté une partie de sa nuit, cet homme entre deux âges manifesta un déplaisir évident à devoir encore faire le pied de grue, le temps que nous nous chargions de ces milliers de roupies qui font de tout voyageur un crésus. Dans l'ascenseur qui conduisait au parking dans lequel il avait garé sa fourgonnette, il patientait, hébété et las, inerte comme un chiffon, sans même s'aviser d'actionner le bon bouton. Espérait-il que spontanément, le destin nous mène là où il fallait aller? Visiblement, nous étions tombés sur un résigné, tristement retranché dans le registre passif de la lamentation. Encore animés de la foi naïve qu'il est possible d'infléchir le cours des évènements, nous prîmes les commandes de ce volumineux monte-charge pour découvrir, deux étages plus bas, une camionnette grise qui avait l'air en papier mâché tant la taule qui avait servi à sa construction était bosselée de tous côtés, usée et fine, littéralement cuite. Peut-être était-ce du matériau de récupération? Une bonne tiédeur nous enveloppait, douce, et légèrement humide. Nous nous sentions dans une serre, un air cotonneux propice à la détente. La route était pratiquement déserte. Après un long trajet, nous trouvâmes un hôtel spacieux et démodé, très british, situé à l'écart de l'animation chamarrée de la rue. Un boy stylé, avec une grande économie de paroles, porta nos valises et nous précéda dans la chambre silencieuse et confortable que nous avions réservée. Dans un état second, titubante et dépourvue de conscience, j'imagine avoir mécaniquement accompli quelques formalités, sommairement installé notre camp, m'être douchée pour enfin me couler dans un lit d'un blanc éclatant. Adrien, sans cérémonie, en l'espace d'un soupir avait, comme s'il avait actionné un commutateur, passé de la veille au sommeil. Quelques heures plus tard, je me réveillais, entreprenante et alerte, littéralement repassée, pas le moins du monde éprouvée par cette magnifique migration. J'étais dopée par la perspective de vingt et un jours d'une liberté magnétique, vingt et un jours de présence attentive et intense au monde. Pendant les trois semaines que dura cette parenthèse onirique, j'allais ouvrir les yeux avec le jour, propulsée tout en douceur hors de mon lit par un entrain qui effacerait instantanément les dernières scories de la nuit. Longuement, je regarderais alors Adrien, abandonné dans un repos totalement dénué de tensions. Une ruelle calme, bordée de constructions basses, nous offrit nos tout premiers tableaux de l'Inde. Elle servait de garage aux rickshaws, ces vélos taxis qui se faufilent comme des funambules dans les artères les plus encombrées. Aux confins de la route à laquelle elle conduisait, à l'ombre opaque de ficus géants, des vendeurs semblaient en permanence somnoler comme des crocodiles au bord d'une rivière. Si ça se trouve, ces commerçants ne perdaient pas une miette de la chorégraphie de la rue. Leurs étals regorgeaient de mangues et d'autres fruits d'une taille phénoménale, gros ballons de rugby ensoleillés. Par terre, ils avaient déposé des terres cuites ventrues et bien balancées. A peine avions-nous fait quelques pas dans la foule de Delhi, que le rapport totalement décomplexé des Indiens à l'image s'imposa comme une évidence. Avec leurs téléphones, des adolescents venaient se photographier à côté de nous comme si nous étions des espèces d'attractions ambulantes. Leur idée première n'était pas tellement de faire connaissance, de communiquer avec nous, mais de nous capturer! «Where do you come from?», A traduire par «de quelle planète êtes-vous issus»? Nous l'avons entendu quelques bonnes centaines de fois. Dans l'appréhension de l'altérité, nous ne sentions ni rejet ni stigmatisation, tant la variété de tout ce qui est émane du vivant est consubstantielle à ce pays, fait de cultures surajoutées, et peu à peu conciliées au fil des âges. La beauté des indiennes, si gracieuses et féminines, me frappa dès les premières minutes passées dans la rue. Autant que leurs longues chevelures soyeuses et les tissus chatoyants dont elles s'enveloppaient, la mécanique merveilleusement coordonnée de leur gestuelle m'éblouissait. Assises en amazones sur des scooters poussifs, leurs enfants dans les bras (introduire une poussette dans le trafic indien relèverait de l'infanticide), ou même en train de réparer la chaussée par une chaleur sans merci, sveltes ou engoncées dans de confortables bourrelets, dès qu'elles entamaient le moindre mouvement, c'étaient de flamboyantes déesses, dansant sur un nuage, soudain devenues aériennes par le miracle de leur verticalité souple. Très souvent, avec un naturel parfait, elles portaient fièrement sur la tête toutes sortes de charges. (Prochain article : Le vertige de la circulation en Inde)