Par Zouhaïer EL KADHI (Economiste) Les Tunisiens ne cessent de se plaindre de la cherté de la vie. Ils réclament aujourd'hui davantage de pouvoir d'achat. Un phénomène de ras-le-bol qui tend à s'amplifier avec une hausse sans précédent de l'inflation (6% au mois de janvier). Bien qu'il y ait une différence entre le concept de pouvoir d'achat, du niveau de vie, du coût de la vie et de l'inflation, il ne faut pas être économiste pour reconnaître la remarquable dégradation du pouvoir d'achat des ménages tunisiens. Soyons clairs, le débat sur le pouvoir d'achat pose de nombreuses interrogations et des interprétations qui se trouvent souvent à l'origine de malentendus. Les comptables nationaux mesurent le pouvoir d'achat de l'ensemble des Tunisiens, les chefs de famille constatent le pouvoir d'achat de leur ménage, les syndicats s'intéressent surtout au pouvoir d'achat des salaires, les hommes politiques essayent de le manipuler en le poussant à la hausse quand ils sont au pouvoir et à la baisse quand ils sont dans l'opposition. En tout état de cause, les gains de pouvoir d'achat sont le fruit de la croissance économique et ne se décrètent pas. Mesure et perception du pouvoir d'achat Face aux controverses sur la mesure du pouvoir d'achat, le citoyen a sans doute du mal à s'y retrouver. Nous avons, à partir des données disponibles à l'INS, tenté d'estimer la progression du pouvoir d'achat du revenu disponible brut des ménages. Les gains de pouvoir d'achat sont la différence entre la croissance du revenu disponible brut des ménages et celle de l'augmentation de l'indice des prix à la consommation. Les résultats révèlent une évolution d'environ 3,4 % en moyenne sur les dix dernières années. Cependant, il y a lieu de souligner la dégradation du pouvoir d'achat surtout en 2011 et 2012. Toutefois, il y a une certaine confusion de langage entre pouvoir d'achat de l'ensemble des ménages et pouvoir d'achat par individu. L'augmentation du revenu global n'est pas le gain de niveau de vie que chaque individu perçoit. En effet, le nombre de ménages augmente de 2,3 % par an, et le nombre d'individus ou d'unités de consommations par ménage, aujourd'hui égal à 4,2 par ménage, demeure relativement stable. Au total, selon nos calculs, le niveau de vie individuel progresse d'environ 1 % en moyenne par an sur les dix dernières années et il a régressé d'environ -3% sur les deux dernières années. L'augmentation du revenu global des Tunisiens n'est pas le gain que le ménage moyen perçoit parce que la population augmente d'environ 1 % par an. L'accroissement du pouvoir d'achat individuel est donc inférieur d'un point à celui du pouvoir d'achat du revenu disponible. Enfin, on constate depuis plusieurs années une tendance à l'éclatement de la cellule familiale (séparation, divorces, etc...). Le nombre de « ménages » augmente donc plus vite que la population totale. Cela se traduit par un accroissement du pouvoir d'achat par ménage inférieur à celui du pouvoir d'achat individuel. La mesure de l'inflation est biaisée Mais les Tunisiens ont le sentiment que la hausse des prix est beaucoup plus rapide que ne l'indique l'indice des prix à la consommation de l'INS. Les citoyens estiment qu'il y a un grand décalage entre l'inflation perçue et l'inflation mesurée. La mesure de l'indice des prix à la consommation n'est peut-être pas en cause, mais il existe visiblement un biais au niveau des pondérations du panier de la ménagère. En effet, les ménages sont plus sensibles aux achats courants et répétitifs (dont les prix augmentent plus rapidement) qu'aux achats occasionnels (ordinateur ou télévision) dont les prix baissent parfois et qui limitent donc la hausse des prix agrégée. Toutefois, le problème des pondérations n'a rien de spécifiquement tunisien. On peut bien sûr discuter de la mesure des prix à la consommation, mais il faut avoir à l'esprit que l'écart entre réalité et perception peut avoir d'autres origines. La réalité mesurée est une moyenne macroéconomique. Les perceptions individuelles peuvent différer fortement d'une catégorie de revenus à une autre selon les habitudes de consommation. Selon nos calculs, les couches les plus pauvres subissent une inflation beaucoup plus fortes que les autres catégories sociales. Niveau d'inflation selon la catégorie sociale En définitive, les gains de pouvoir d'achat qu'ils soient pris individuellement ou d'une manière agrégée naissent de l'activité de production. Seule donc la croissance économique et bien sûr la répartition du revenu permettront l'amélioration ou induiront au contraire la dégradation du pouvoir d'achat. Il serait important de mesurer comment ce pouvoir d'achat est réparti entre les agents économiques, mais cette tâche est difficile à effectuer. En effet, l'analyse du revenu des ménages par branche et sous-branche d'activité doit permettre de vérifier dans quelles conditions leur pouvoir d'achat a évolué et surtout distinguer ceux qui en ont profité de ceux qui en ont pâti. En revanche, et même si les chiffres de l'inflation appellent à des révisions, le ménage tunisien doit comprendre qu'on ne peut pas éviter les soucis s'il veut dépenser plus qu'il ne gagne.