Par Zouhaïer EL KADHI (Dr en économie) Les Tunisiens ne cessent de se plaindre, et cela était déjà le cas avant la révolution, de la cherté de la vie. Ils réclament aujourd'hui davantage de pouvoir d'achat. Un phénomène de ras-le-bol qui tend à s'amplifier par deux faits : d'une part, la succession de postes de dépenses élevés (période estivale, mois de Ramadan, à quoi il faut ajouter la rentrée scolaire) ; d'autre part, les propos tenus par de nombreux experts et hommes politiques qui veulent maintenir le gouvernement actuel sous pression. Nul n'ignore aujourd'hui que l'évaluation du pouvoir d'achat fait l'objet d'un débat et de controverses, mais curieusement, il y a une confusion inquiétante dans notre pays entre le pouvoir d'achat, le niveau de vie, le coût de la vie et l'inflation. D'ailleurs, nombreux sont les universitaires et experts qui, par naïveté ou par myopie, ne voient qu'un seul coupable sur le banc des accusés : le chiffre de l'inflation. Soyons clairs, le débat sur le pouvoir d'achat pose de nombreuses interrogations et des interprétations qui se trouvent souvent à l'origine de malentendus. Les comptables nationaux mesurent le pouvoir d'achat de l'ensemble des Tunisiens, les chefs de famille constatent le pouvoir d'achat de leur ménage, les syndicats s'intéressent surtout au pouvoir d'achat des salaires, les hommes politiques essayent de le manipuler en le poussant à la hausse quand ils sont au pouvoir et à la baisse, quand ils sont dans l'opposition. En règle générale, les gains de pouvoir d'achat sont le fruit de la croissance économique et ne se décrètent pas. Ceci dit, les partis politiques qui tentent de faire de la lutte contre la baisse du pouvoir d'achat leur cheval de bataille devraient savoir le définir pour pouvoir le mesurer et émettre des revendications, car il est inconcevable de prétendre gouverner sans idée claire sur la situation économique du pays. Mesure et perception du pouvoir d'achat Face aux controverses sur la mesure du pouvoir d'achat, le citoyen a sans doute du mal à s'y retrouver. Nous avons, à partir des données disponibles à l'INS, tenté d'estimer la progression du pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages. Les gains de pouvoir d'achat sont la différence entre la croissance du revenu disponible brut des ménages et celle de l'augmentation de l'indice des prix à la consommation. Les résultats révèlent une évolution d'environ 4% en moyenne sur les dix dernières années. Toutefois, il y a une certaine confusion de langage entre pouvoir d'achat de l'ensemble des ménages et pouvoir d'achat par individu. L'augmentation du revenu global n'est pas le gain de niveau de vie que chaque individu perçoit. En effet, le nombre de ménages augmente de 2,3% par an, et le nombre d'individus ou d'unités de consommation par ménage, aujourd'hui, égal à 4,2 par ménage, demeure relativement stable. Au total, selon nos calculs, le niveau de vie individuel progresserait d'environ 2,5% en moyenne par an. L'augmentation du revenu global des Tunisiens n'est pas le gain que le ménage moyen perçoit parce que la population augmente (d'environ 1,2% par an). L'accroissement du pouvoir d'achat individuel est donc inférieur d'un peu plus d'un point à celui du pouvoir d'achat du revenu disponible. Enfin, on constate depuis plusieurs années une tendance à l'éclatement de la cellule familiale (séparation, divorces, etc.). Le nombre de « ménages» augmente donc plus vite que la population totale. Cela se traduit par un accroissement du pouvoir d'achat par ménage inférieur à celui du pouvoir d'achat individuel. La mesure de l'inflation est biaisée Mais les Tunisiens ont le sentiment que la hausse des prix est beaucoup plus rapide que ne l'indique l'indice des prix à la consommation de l'INS. Les citoyens estiment qu'il y a un grand décalage entre l'inflation perçue et l'inflation mesurée. La mesure de l'indice des prix à la consommation n'est peut-être pas en cause, mais il existe visiblement un biais au niveau des pondérations du panier de la ménagère. En effet, les ménages sont plus sensibles aux achats courants et répétitifs (dont les prix augmentent plus rapidement) qu'aux achats occasionnels (ordinateur ou télévision) dont les prix baissent parfois et qui limitent donc la hausse des prix agrégée. Toutefois, le problème des pondérations n'a rien de spécifiquement tunisien. On peut bien sûr discuter de la mesure des prix à la consommation, mais il faut avoir à l'esprit que l'écart entre réalité et perception peut avoir d'autres origines. La réalité mesurée est une moyenne macroéconomique. Les perceptions individuelles peuvent différer fortement d'une catégorie de revenus à une autre. En définitive, les gains de pouvoir d'achat qu'ils soient pris individuellement ou d'une manière agrégée naissent de l'activité de production. Seule donc la croissance économique et bien sûr la répartition du revenu permettra l'amélioration, ou induira, au contraire, la dégradation du pouvoir d'achat. Il serait important de mesurer comment ce pouvoir d'achat est réparti entre les agents économiques, mais cette tâche est difficile à effectuer. En effet, l'analyse du revenu des ménages par branche et sous branche d'activité doivent permettre de vérifier dans quelles conditions leur pouvoir d'achat a évolué et surtout distinguer ceux qui en ont profité de ceux qui en ont pâti. En revanche, et même si les chiffres de l'inflation appellent à des révisions, le ménage tunisien doit comprendre qu'on ne peut pas éviter les soucis s'il veut dépenser plus qu'il ne gagne.