Visiblement, M. Moncef Marzouki, président de la République, continue d'avoir des surprises avec les mots. Avec ses mots. Dans une interview qu'il nous a accordée il y a une année sur ces mêmes colonnes, il avait notamment déclaré : «Des fois, les mots vous échappent...Mais bon, je suis un homme comme les autres, je peux déraper... Et si je dérape de temps en temps, eh bien tant pis, je m'excuserai s'il le faut. La vie est pleine de dangers, et moi j'ai toujours vécu dangereusement et donc je continue à vivre dangereusement, y compris au niveau du discours» (La Presse du 29 février 2012). Ces derniers jours, les propos tenus par le chef de l'Etat en Allemagne et au Qatar ne laissent guère indifférent. Ils sont reproduits et commentés, le plus souvent négativement, dans les réseaux sociaux. Des extraits de vidéos circulent aussi. Dans l'un de ces extraits, le chef de l'Etat parle des détracteurs et contradicteurs de la Troïka : «Ils ont rendu l'âme alors que la Troïka est toujours en place», y déclare-t-il. Ailleurs, il agite l'épouvantail des «pendaisons» haut et court et des potences à l'égard des opposants «laïcs extrémistes» de la Troïka au cas où «ils réussiraient à s'emparer un jour du pouvoir». Ecouter un président de la République agiter le spectre des pendaisons a de quoi vous glacer le sang. Il s'agit en outre d'un vieux routier de la lutte légaliste et ancien président de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme. Des propos tenus de surcroît la veille du Forum social mondial, qui se tient en Tunisie et dans le monde arabe pour la première fois. Dans le même extrait, le président de la République s'affuble (ainsi que MM. Rached Ghannouchi et Mustapha Ben Jaâfar) du qualificatif de «modéré». Ainsi donc, l'opposition laïque serait «extrémiste» tandis que les dirigeants de la Troïka officieraient comme de gentils modérés. On n'est jamais bien servi que par soi-même. La communication présidentielle n'est guère bien pensée ni bien huilée. Tantôt elle est absente, tantôt claudicante ou contreproductive. Dans la bouche de Moncef Marzouki, les mots à maux fusent. En toile de fond, une très grande erreur de casting. Certes, M. Moncef Marzouki est bien l'un des dirigeants de la Troïka. Laquelle passe le plus clair de son temps à se chamailler autour des sièges, des dignités et des privilèges. Au point de provoquer une grave crise institutionnelle de huit mois qui a fini par faire chuter le gouvernement Jebali. Mais en accédant à la fonction présidentielle, le chef de l'Etat est supposé devenir le président de tous les Tunisiens. Par-delà les sensibilités, les clivages et les chapelles politiques ou idéologiques, et même ethniques et religieuses. Or, ce n'est guère le cas. Et un président qui divise, il n'y a pas pire, surtout dans le tiers-monde. Ses principaux conseillers devraient en être instruits. Bien pis, M. Moncef Marzouki a vu son propre parti, le CPR, se diviser en pas moins de trois formations politiques distinctes et un agglomérat résiduel d'intérêts contradictoires. C'est grâce à ce parti qu'il s'est fait élire par quelque sept mille voix sur les huit millions de Tunisiens en âge de voter (moins de 0,1% du total). En vérité, M. Moncef Marzouki a désormais l'œil rivé sur la dernière ligne droite en vue des élections de l'automne prochain. Pour l'instant, il brouille les cartes. Il n'a pas de choix clair. Tantôt il croise le fer avec le mouvement Ennahdha, son ancien mentor. Tantôt il s'inscrit dans une hypothétique Troïka qui n'en est plus une. Il s'efforce le plus souvent d'être dans la synthèse. Au risque de se retrouver dans l'erreur composée. Ses discours traduisent on ne peut mieux ses états d'âme. Visiblement, le pouvoir a une alchimie perverse. Dans le merveilleux roman d'Alejo Carpentier Le Siècle des lumières, le protagoniste Esteban se disait : «L'uniforme t'est monté à la tête. Attention à l'ivresse de l'uniforme, c'est la pire de toutes».