Par Khaled TEBOURBI Au rendez-vous, samedi à Ennejma Ezzahra, du «Quintet oriental jazz» de Mohamed Ali Kammoun. On insiste sur ce musicien et sur son groupe pour une bonne raison déjà: il s'agit d'artistes hors du commun. Un pianiste, compositeur, au faîte de son art, reconnu dans le giron du jazz international. Et des solistes instrumentistes bourrés de talent. Le genre n'est pas déterminant en musique, popularisé ou pas, ne compte que la valeur pure, absolue. On doit le souligner. Y rappeler. Il y a aussi qu'on est, chaque fois, séduit par la qualité des concerts proposés par Mohamed Ali Kammoun et ses musiciens. «Tunisologie», présenté en août 2011 fut une révélation. Un bonheur de créations et de chants, où les sons et les rythmes «jazzy» se mêlaient, en une harmonie parfaite, aux phrasés typiques tunisiens. A la fois «dépaysement» et authenticité. On avait, alors, vu se profiler une voie d'avenir pour la musique et la chanson tunisiennes. A l'écart (enfin) des schémas classiques, «ressassés», «éculés». Le concert de samedi à Ennejma Ezzahra ne comportait ni chants, ni chansons. Que des pièces instrumentales (huit au total), mais la même démarche, la même qualité, et une égale séduction. Sans l'apport des voix, avec, en plus, un ensemble réduit, «hybride», piano, luth irakien, «métallique», «nay» et percussions traditionnelles, le résultat n'était pas acquis d'avance. Erreur : tout ce travail était pensé, cousu de fil blanc. Les compositions de Mohamed Ali Kammoun, d'abord «métissées» à la perfection. Swing, «maquams», et «touboûs», rythmes du terroir, pentatoniques d'Afrique, d'Asie, tous fondus les uns dans les autres, dans un naturel saisissant, comme surgis d'une souche commune. Les musiques du monde se rejoignent toujours, il suffit de savoir déceler leurs points de rencontre, leurs affinités cachées. La prestation des solistes ensuite. Extraordinaire de brio, d'intelligence. Ne se démarquant jamais du concept, surtout. Il fallait rendre «à doses justes» une synthèse subtile de musiques de tous horizons, marier des expressions d'origines diverses, parfois opposées. Restituer une sonorité dans l'unité. Hichem Badrani au «nay» (époustouflants passages de tonalités), Hamdi Makhlouf au luth (virevoltant dans les techniques du oûd arbi), Helmi Neifar à la basse et Lotfi Soua aux percussions n'y ont à aucun moment failli. Des morceaux de bravoure vraiment, ajoutés à la maîtrise d'un pianiste, Mohamed Ali Kammoun, qui a alterné même, jeu symétrique à deux mains, dans le pur style de «l'orgnou», et harmoniques classiques. Préjugés... et difficultés On en est sorti encore plus convaincu qu'après le concert de 2011. Ce «jazz oriental» de Mohamed Ali Kammoun vaut décidément beaucoup plus qu'une simple expérience, c'est tout un projet novateur pour notre musique. Même à l'état instrumental, il recèle un devenir musical possible. Notre musique est monodale, mélodique, sans doute riche de ses mille et une variations, sans doute, sur ses bases, vocale et prosodique, mais il nous échappait peut-être qu'elle est potentiellement ouverte aux explorations les plus larges et les plus insoupçonnées. Le projet de Mohamed Ali Kammoun fait, certes, partie d'une mouvance qui perdure dans notre pays depuis maintenant plus d'un demi-siècle. De nombreuses tentatives l'ont précédé, toutes orientées vers la fusion avec les musiques d'Occident. Les unes prenant pour départ la tradition. Les autres travaillant directement sur «la rupture». Il nous apprend, toutefois une chose, quelque chose de très important: c'est que la particularité du système musical arabe (tunisien) n'est pas un empêchement en soi. Les supposées «entraves» de la «modalité», de «la vocalité», de la prosodie et des fameux «quart de tous» ne sont, à bien y regarder, à bien s'y essayer, que des «préjugés musicaux». La créativité, l'audace de la recherche, l'expérimentation assidue, peuvent, moins difficilement qu'on ne le croit, aider à les dépasser. Reste un handicap : comment faire parvenir ces nouvelles propositions, ce répertoire «mixé», «métissé», nourri et inspiré des rencontres avec les musiques du monde, à l'écoute d'un large public encore engoncé dans ses préférences coutumières. Comment les intégrer à sa culture artistique ? Comment en faire des produits «d'audience courante», pouvant rivaliser avec la chanson commerciale qui n'en finit pas d'investir nos scènes, nos radios et nos télés ? Là réside l'énorme difficulté à laquelle nos générations nouvelles de musiciens font et feront pour longtemps encore face. C'est comme pour l'apprentissage et l'édification de la démocratie. Il y faudra, très probablement, toute une mutation de société.