De notre envoyé spécial à Marrakech Mohamed Hedi ABDELLAOUI Jacob Kolster, directeur du département Afrique du Nord à la Banque africaine de développement (BAD), rencontré à Marrakech, pense que l'économie tunisienne a un grand manque à gagner. Comme il l'entend, l'instabilité politique a eu de lourds impacts économiques sur le pays. D'où la nécessité de rectifier le tir autant que faire se peut et d'engager les réformes structurelles qu'il faut dans des secteurs vitaux comme ceux de l'agriculture et des banques. Entretien. Comment percevez-vous la réalité économique de la Tunisie? Je ne divulguerai peut-être pas de secret en disant que la Tunisie a d'importants défis à relever. Bon nombre de Tunisiens se sont attendus, à tort, à une révolution économique simultanément à la révolution politique. C'est dire que les attentes sociales n'étaient pas réalistes, et cela a compliqué la situation. Le premier des défis posés au pays aujourd'hui n'est autre, à mon sens, que l'emploi de plusieurs milliers de jeunes souffrant des affres du chômage. La réalisation de cet objectif nécessite trois conditions majeures : une stabilité sécuritaire, une feuille de route politique claire et un modèle économique efficace. Or il se trouve que les choses ont beaucoup traîné depuis la révolution. Aujourd'hui, il faut quand même reconnaître que ça évolue pour ce qui est de la situation sécuritaire et que le gouvernement en place semble être conscient des exigences de l'étape. Ce sont là de bons signes qui rassurent. Mais il reste beaucoup à faire s'agissant du modèle économique. Quelles seraient donc les réformes à opérer ? D'abord, il faut rappeler que la politique économique adoptée par l'ancien régime était en déphasage total avec la réalité de la société tunisienne et l'évolution de l'économie mondiale. Le Code d'investissements et le Code du partenariat public-privé constituent toujours des freins à l'investissement. Il faut aujourd'hui tout revoir et changer les règles du jeu afin de mieux intéresser et encourager les investisseurs tunisiens et étrangers. En Tunisie, le secteur des banques pose toujours problème, vu qu'il est dominé par trois banques publiques soumises, 23 ans durant, à un système autocratique. L'argent prêté à tort et à travers par ces banques a été mal investi. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue qu'il y a un grand manque à gagner pour l'économie tunisienne. Les compétences ne manquent pas dans votre pays, pourtant l'huile d'olive, un secteur vital, est exportée en vrac. La valeur ajoutée est assurée par l'Italie contre uniquement 10% de bénéfice pour la Tunisie. Aujourd'hui, si l'huile italienne est mieux prisée que la tunisienne, c'est parce que les Italiens appliquent les bonnes méthodes relatives à la période de cueillette, au transport et à la présentation du produit. Alors que les Tunisiens négligent ces détails très importants. Pourquoi ne pas exporter directement l'huile tunisienne vers le marché new-yorkais, plus grand consommateur de ce produit dans le monde? Voilà donc un domaine où les Tunisiens peuvent exceller pour en faire un secteur performant qui rapporte significativement. L'autre manque à gagner concerne, bien évidemment, le secteur du tourisme. Vous vous êtes orientés vers le tourisme de masse, alors que la Tunisie regorge d'atouts naturels, culturels et humains permettant de cibler le haut de gamme. La Tunisie peut également mieux investir dans le secteur de l'automobile. La marque Volvo à titre d'exemple est présente en Tunisie depuis des dizaines d'années. Pourquoi ne pas intéresser les industriels et fabricants de cette marque pour augmenter leur production, en opérant une extension en Tunisie. Je veux dire par là que les opportunités existent, il suffit juste d'une stratégie claire et d'une franche volonté d'adopter un modèle économique allant de pair avec la réalité et les spécificités d'un pays et d'une société en pleine mutation. L'on sait très bien que la BAD est une banque des Etats. Mais en réalisant que le monde change et que les choses évoluent, y a-t-il moyen de créer un département ou des représentations régionales composant directement avec les petites et moyennes entreprises et les jeunes compétences qui peinent à démarrer? D'abord, il faut dire qu'on ne peut pas remplacer l'Etat. Toutefois, j'admets que les défis posés sont de taille et nécessitent la conjugaison de tous les efforts. De ce point de vue, il va sans dire que la BAD n'a pas manqué à son devoir d'aider à la création d'une croissance dynamique permettant d'embaucher plus de jeunes. Durant les deux dernières années, nous avons mis près de 1,5 milliard de dinars à la disposition de la Tunisie. On a également procédé à la mise en place d'un mécanisme appelé «Souk Attanmia» pour aider les jeunes qui ont de la volonté et des idées pour entreprendre. D'ailleurs, 60% des projets acceptés ont été présentés par des jeunes issus des régions défavorisées. En janvier dernier, on a consacré au projet «Souk Attanmia» 1 million de dollars sous forme de don. Cette enveloppe a profité à 71 jeunes promoteurs. Nous continuerons à aider les jeunes Tunisiens en leur assurant soutien financier et accompagnement technique. De surcroît, nous venons de lancer un grand projet baptisé «Social business» (économie sociale) en partenariat avec la Fondation Younus gérée par l'économiste prix Nobel Mohamed Yunus. Il s'agit d'un Fonds de 10 millions de dollars afin d'aider les petites entreprises à s'agrandir. Toujours dans le but de soutenir les PME, on a mis, il y a deux ans, un crédit en ligne de 100 millions de dollars pour appuyer les banques. Mais ça n'a pas très bien marché et les résultats sont toujours décevants. Lesquels résultats seraient dus à l'instabilité politique ainsi qu'à l'inadéquation des législations, telles que le Code d'investissement et le Code d'entrepreneuriat public-privé, entre autres. Reste à dire qu'il est temps de revoir et de réformer les règles du jeu pour faire en sorte que les investisseurs s'intéressent de nouveau à la destination Tunisie.