Le prosélyte a mauvaise presse. Dans son sens que Voltaire définissait de façon mordante en parlant des gens qu'anime la «fureur d'amener les autres à boire de leur vin». Car il existe un autre sens, passé de mode aujourd'hui, et qui signifie «nouveau converti»... Dans les sociétés laïques d'Occident, la liberté religieuse, qui est reconnue et qui peut être étendue, a toutefois tendance à considérer que le prosélytisme est une forme de violence contre les personnes. Quand ses manifestations ne font pas l'objet de claires interdictions au niveau de la loi, c'est la société qui se charge souvent de condamner par ses règles implicites, lesquelles ne sont pas moins rigoureuses. En quoi on peut dire que ces sociétés sont voltairiennes... Mais on pourrait rétorquer à Voltaire, en gardant son analogie et en prenant un moment le parti des prosélytes, que les vins bus en solitaire sont des vins tristes et que les ivresses les plus saines et les plus joyeuses sont celles qui aspirent au partage. En fait, il faudrait faire une distinction. Car, comme le dit un intellectuel auteur d'une thèse sur le sujet, il y a le prosélytisme de bon aloi et le prosélytisme de mauvais aloi. Le premier consisterait, pour reprendre l'image de Voltaire, à inviter joyeusement autrui à partager son vin, tandis que le second revient à ne pas supporter que les autres boivent un vin différent du sien et à exiger qu'ils y renoncent pour venir tremper les lèvres dans son propre verre. Problème de cohérence Dans nos sociétés arabo-musulmanes, on a longtemps adopté dans ce domaine une attitude peu cohérente. Dans le sens où l'on s'indignait volontiers des tentatives de prosélytisme qui visent nos coreligionnaires mais on ne trouvait rien à redire au fait que des non-musulmans fussent islamisés par les soins de certains de nos religieux zélés. Sans doute le langage est-il en bonne partie responsable de cette forme de pensée. Dans le premier cas, on dit que «Dieu a accordé le bienfait de sa voie droite», tandis que, dans le second, on a à peine les mots pour qualifier le musulman qui se laisse arracher à sa religion. Son statut est celui de l'apostat et son sort n'a rien d'enviable... Les familles les plus «ouvertes» à la modernité ne sont pas à l'abri, aujourd'hui encore, d'un mouvement de violente réprobation à l'égard de tout membre qui se rendrait coupable d'un tel « forfait», d'une telle «trahison». Quant aux autres, les moins tolérantes, elles ont souvent recours à des « solutions » extrêmes, c'est-à-dire extrêmement dramatiques... Ce qui est curieux, c'est qu'il est rare qu'un tel manquement au principe de réciprocité soit dénoncé par nos intellectuels. Généralement, on le met sur le compte de la situation coloniale et de ses séquelles sur les mentalités. Mais, le temps passant, cet argument de l'autodéfense devient de moins en moins défendable. Pour toutes ces raisons, il faut considérer que la liberté de conscience, introduite dans le projet de notre Constitution, représente une avancée réelle dans le sens du respect du choix des personnes et, également, de la consécration du principe d'équité s'agissant de l'attitude à adopter envers les différentes confessions. Ce qui n'a pas forcément valeur de négation d'un certain héritage culturel ni d'indifférenciation religieuse... Toutefois, que cette disposition fasse son entrée dans nos textes juridiques ne nous dispensera pas de faire un effort au niveau de nos modes de pensée. Si nous devons condamner le prosélytisme de mauvais aloi, quelles que soient ses méthodes plus ou moins insidieuses, il faut le faire de façon cohérente, sans discrimination, sans sévérité pour les uns et indulgence pour les autres. Sous peine de passer pour un piètre arbitre et de perdre son droit au chapitre. La condamnation et ses ivresses Mais il s'agira également de savoir jusqu'où se justifie la condamnation. Le péril n'est pas seulement celui de l'incohérence... Face à la poussée d'un laïcisme qui a ses propres intégristes, on doit veiller aussi à ce que cette condamnation ne soit pas excessive, qu'elle ne prétende pas poursuivre les religions jusque dans leur vocation naturelle et pacifique au partage. Car alors ce ne serait plus le prosélytisme qui serait coupable, mais bien sa condamnation, avec ses troubles ivresses : on basculerait dans une forme de persécution du religieux. Aujourd'hui, on voit qu'un certain dogme moderniste qui prétend ramener la vie religieuse à une simple conviction personnelle et purement privée est, sinon battu en brèche, du moins largement contesté. Chez les catholiques, on a assisté à une remobilisation «missionnaire» dès l'époque du pape Jean-Paul II. Quant au pape Benoît XVI, il a créé un «Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation», dont une des options stratégiques, comme nous l'avons signalé sur ces colonnes il y a quelques semaines, est d'exploiter l'outil Internet. On devine ici chez le lecteur, à l'annonce d'une telle information, ce qui pourrait ressembler à un mouvement de méfiance... Un de nos intellectuels qui a été mêlé de près aux échanges islamo-chrétiens, s'est offusqué du maintien de cette volonté évangélisatrice des chrétiens, alors même qu'il était question de dialogue. Ce qui a donné lieu chez lui à la résurgence d'un sentiment antichrétien qu'il n'a pas hésité à déclarer à la cantonade, selon sa coutume éditoriale. Nous voulons parler de Mohamed Talbi. Or il ne s'agit pas d'être naïf : celui qui pense que son vin est le meilleur et qui veut le partager ne se privera pas de le faire savoir, en ayant soin d'ailleurs d'éviter toute violence : non seulement par principe, mais aussi en vertu de la conviction que le bon vin ne saurait être un vin violent. Bref, le dialogue ne suspend pas la « mission »... Pour les Catholiques, la nouvelle évangélisation vise principalement à donner le change à la « sécularisation progressive de la société » et à « l'éclipse du sens de Dieu». Mais elle s'enracine dans des paroles telles que celle-ci, qui a été rappelée par Benoît XVI à l'occasion de la création dudit Conseil pontifical : « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; et apprenez-leur à garder tous les commandements que je vous ai donnés» (Mt 28, 19-20). Il s'agit bien de « toutes les nations ». Y compris des nôtres, les nations musulmanes. Qu'on se le dise : les Chrétiens ne considèrent pas comme un problème le fait d'accomplir leur «mission de propagation» en terre d'islam, c'est-à-dire en cette terre d'Orient dont ils rappellent volontiers qu'elle est le lieu de naissance de leur religion. La question pour eux n'est pas de savoir s'il convient de le faire, elle est de savoir comment le faire. Question de méthode... Or, de ce point de vue, la méthode n'est pas incompatible avec le dialogue et avec la reconnaissance de la différence. En outre, elle passe essentiellement par les œuvres. C'est un prosélytisme de l'action, non un prosélytisme de la parole : on ne dit rien à l'autre de sa propre religion par les mots, mais on va à sa rencontre tout en en parlant à travers les actes charitables qu'on accomplit pour lui ou pour les membres de sa communauté... Prosélytisme et contre-prosélytisme L'attitude frigide qui prend ombrage de cela montre seulement qu'elle relève d'une connaissance superficielle du fait religieux. L'islam n'a pas moins vocation à un certain prosélytisme, et se doit même d'y répondre si seulement il se montre capable de veiller à ce que ce prosélytisme ne tombe pas dans une de ces deux formes de violence : la psychologique et la physique. Pas plus que le christianisme, l'islam ne s'interdit en droit le prosélytisme « de bon aloi ». Mais il ne peut renouer aujourd'hui avec cette activité naturelle que s'il règle en profondeur le problème du terrorisme: non pas tellement celui des armes et de la fureur guerrière, qui a peu d'avenir, mais plus encore celui, plus subtil, des arguments et des métaphores... A vrai dire, il y a un prosélytisme musulman qui, quels que soient ses résultats en termes quantitatifs de nouveaux convertis, a un effet contre-productif en termes d'image et de rayonnement spirituel. Face à l'offensive chrétienne, sa stratégie qui consiste à grossir des foules plus ou moins fanatisées et intellectuellement déficientes est perdante sur le long terme. Fort heureusement, il y a de plus en plus de gens qui comprennent cela aujourd'hui. Tout en saisissant que le prosélytisme chrétien requiert des Musulmans un « contre-prosélytisme », ils sont convaincus qu'une telle réponse doit être de celles qui mobilisent la dimension spirituelle de la religion, de celles qui affirment son aptitude à attirer par la seule force de sa douceur... Ce qui ne va certes pas sans une relecture de l'héritage, et une révision de bien des usages.