Une chorégraphie dynamique, accrocheuse, engagée et résolument moderne. Sihem Belkhodja a réussi les danses et, surtout, livré des messages. «Ce spectacle, créé par les jeunes et pour les jeunes, ne porte pas de message. C'est plutôt un constat : le corps est rempli d'eczémas, le corps est en rage, le corps est comme un volcan prêt à faire une éruption à tout moment. On relate la dictature, la Tunisie dans quinze ans, c'est le combat des jeunes pour se retrouver et trouver des réponses », a annoncé Sihem Belkhodja, lors de sa pièce chorégraphique intitulée « Sans frontières » et jouée sur la scène du théâtre de Hammamet mardi dernier. On a d'abord eu droit à une projection de cinq minutes extraites d'un documentaire de Belkhodja, où l'acteur Fethi Haddaoui, jouant au voyant, prédit l'avenir de la Tunisie dans quinze ans : Sfax aura son autonomie, la Libye, l'Algérie envahissent la Tunisie... Puis, place a été cédée aux quatorze jeunes danseurs de «Sans frontières» qui nous ont raconté toute une histoire dans cette pièce de danse résolument contemporaine. Des fils noirs traversent la scène; ils représentent, en fait, des obstacles et des entraves empêchant ces jeunes corps de se déplacer en toute liberté. Dans une posture figée, ces corps commencent à bouger, à marcher, à courir et à s'arrêter pour s'offrir des moments de contemplation. Tantôt les pas lourds, tantôt accélérés, les 14 danseurs sur scène (un chiffre qui renvoie peut-être à la date marquante du 14 janvier), ils lèvent les mains dans un geste significatif pour crier en chœur « dégage». Groupés avant de se séparer pour se réunir de nouveau dans une mimique de bagarre générale... C'est le chaos total. Peut- être celui que la Tunisie a connu et connaît toujours. Sur une musique frénétique, moderne et traditionnelle orientale, ces corps ne peuvent plus avancer : les ficelles les empêchent de faire un pas vers l'avant. Ils tombent, mais finissent par se relever, ne lâchant pas prise... Les rapports homme – femme émancipée, femme moderne - femme voilée sont présents dans cette chorégraphie, surtout quand la scène se transforme en un ring de boxe, révélant le combat que mène la femme qui montre son corps contre celle qui le cache. La scène devient ensuite un cimetière : des femmes qui portent le niqab ainsi que des hommes en kamis arrivent, avec des pancartes: « no dance », « contemplative », «émotion » « immobilité »... Est-ce c'est une anticipation quant à l'avenir de la danse en Tunisie ? L'artiste est-il en danger ? Un corps peut-il danser, se libérer ? Ce sont les questions que semblent se poser les danseurs, en quête de repères. Puis la scène prend l'allure d'une toile d'araignée bourrée de pièges, où en solo, en duo ou en groupe, ces corps assoiffés de liberté affrontent tous les obstacles à la recherche d'une voie qui mènerait vers la liberté. Un renvoi évident au désarroi de toute une jeunesse qui n'arrive pas à s'en sortir, mais qui ne désespère pas de trouver son chemin. La pièce s'est terminée par un retour sur les faits de la fameuse exposition d'El Abdellia, avec un arrêt sur image sur plusieurs tableaux, en simultané avec des danseuses sur scène qui dansaient en portant des niqabs en blanc et en noir. Une chorégraphie dynamique, accrocheuse, engagée et résolument moderne. Sihem Belkhodja a su travailler autant les danses que le message. L'art encourt tous les dangers lorsque l'esprit obscurantiste s'en mêle. Les artistes ont le devoir de dénoncer, de bouger, de se libérer. Après la troupe de Sihem Belkhodja, ce fut le tour du danseur tunisio-algérien Ahmed Khamis qui s'est produit en solo pendant une demi-heure. Une performance gaie et éclatéee, mais qui n'est pas dénuée de spiritualité. Chant, danse et musique africaine et magrébine en support, le danseur s'est inspiré du personnage de Bou Saadia, dans une sorte de « retour à l'identité », comme l'a déclaré l'artiste au terme de son spectacle.