Portant le nom de l'icône de la philosophie condamné à boire la ciguë, Socrate le Tunisien serait-il en passe de devenir la jeune icône de la colère, du deuil et de la résistance des Tunisiens contre le terrorisme jihadiste ? Hier, tôt le matin. Le Kef, Sidi Bouzid, Kasserine, Tunis, Sousse et plusieurs autres villes et villages de Tunisie. Des milliers de jeunes ont déserté les classes et investi la rue. Trop rapide, trop spontané pour être l'objet de quelque organisation partisane, le mouvement a fait boule de neige, et s'est étendu aux facultés, véhiculant colère et deuil. Les jeunes Tunisiens, lycéens, étudiants et chômeurs, ne s'étaient pas mobilisés depuis janvier 2011... Avant-hier encore, ils suivaient leurs cours, insensibles aux mouvements de la rue de ce 23 octobre 2013. La mort, dans l'après-midi, de six agents de la Garde nationale dans le deuxième attentat terroriste de la semaine, a visiblement renversé la donne. « Ils ont tué Socrate... Car notre Socrate est leur Taghout ! », répète une étudiante de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de La Manouba, tandis que la mobilisation battait son plein et que la confrontation gagnait entre les deux syndicats d'étudiants ; islamistes et libéraux. Aux croisements des grandes routes, à l'entrée des villes du Kef, de Sidi Bouzid et de Kasserine, sacs sur le dos, les lycéens se sont massés pour accueillir les dépouilles des agents de la Garde nationale originaires de ces régions. Dans les cortèges funèbres et les marches de colère qui ont suivi, ils étaient aux premiers rangs. Ils n'avaient jusque-là participé à aucune marche et aucun enterrement. Dans la mort des six derniers hommes de la Garde nationale, jeunes, beaucoup trop jeunes pour certains, quelque chose les a interpellés. « Nous sommes tous Socrate ! », affiche ce lycéen du Kef sur une feuille de dessin. Autour de lui, la foule de tous âges accompagne l'enfant de la région : Socrate Cherni, premier lieutenant de la Garde nationale abattu à l'âge de vingt-sept ans par les feux braqués d'un groupe terroriste retranché à l'intérieur d'un des fiefs jihadistes de Sidi Ali Ben Aoun, les doigts sur la détente. Comme ses douze camarades, Socrate n'avait aucune protection, aucune logistique à la hauteur de la lutte antiterroriste... Portant le nom de l'icône de la philosophie morale accusé de corrompre les jeunes avec ses enseignements et condamné à boire la ciguë, Socrate le Tunisien serait-il en passe de devenir la jeune icône de la colère, du deuil et de la résistance des tunisiens contre le terrorisme jihadiste ? Tout porte à croire que bien des jeunes Tunisiens qui, il y a trois ans se sont reconnus dans le geste désespéré de Mohamed Bouazizi, s'identifient aujourd'hui au sacrifice digne et héroïque de cette toute autre figure du martyre. Pourquoi Socrate ? Pourquoi ce jeune académicien dont un camarade de classe se souvient comme d'un modèle d'intelligence et de discipline ? Pourquoi ce premier lieutenant que le syndicat de la Garde nationale pleure comme un modèle de rigueur républicaine ?... « Simplement, parce qu'à l'instar de l'ensemble du corps de la Garde nationale, il est la cible première des jihadistes» explique Mazen Chérif, expert en stratégie antiterroriste. La décennie noire en Algérie nous l'enseigne : dans leurs tactiques recrudescentes, ils s'en prennent en premier à ce corps en ce qu'il représente l'acteur sécuritaire le plus présent sur le terrain, dans les profondeurs du pays, à mi-chemin entre l'armée qui est dans ses casernes et la police qui est appelée à des missions de proximité. Mais tous, au même titre, s'appellent « Taghout ». Dans le jargon jihadiste, cela signifie « tyran à abattre » Socrate, « le Taghout », est victime de sa mission, certes. Mais, celle de ce mercredi 23 octobre est pour le moins entourée de mystères. Comment un ministère « en état d'alerte maximum » contre le terrorisme et averti de ses plans d'attaque, selon les indications mêmes de son porte-parole, tarde-t-il à mener des opérations plus renseignées, plus lourdes et plus protégées ? D'autant que celle de Sidi Ali Ben Aoun est une réédition à l'identique de celle de l'attentat traquenard de Goubellat qui a coûté la vie à deux agents de la Garde nationale, jeudi 17 octobre. Avec Socrate et ses coéquipiers tombés dans les traquenards de Sidi Ali Ben Aoun et Goubellat, le bilan des martyrs du terrorisme parmi les soldats, les agents de l'ordre et les chefs de l'opposition victimes d'assassinats politiques s'élève au fil des jours, depuis un an. Mais il n'a d'égal que la détermination des Tunisiens à en percer le mystère et en arrêter l'effusion.