On le sait sans doute : «L'homme qui marche» sculpture de Giocometti, vient d'être adjugée aux enchères à la somme de 130 milliards de nos centimes. Sait-on, en revanche, à combien s'élèvent les fortunes des cinq plus riches chanteurs de Rotana ? A des milliards, elles aussi, nous apprend un confrère de la place. Les noms se devinent : ce sont les stars du clip, Amrou Dhiab et Nancy Ajram en tête, Elissa (eh ! oui !) trône allègrement en haut de la liste, et puis un ancien, Ragheb Alama, devenu un brillant homme d'affaires, Kadhem Essaher «le bel irakien», fermant timidement la marche, mais avec un pactole qui laisse également rêveur. Grand bien fasse à tout le monde, nous ne contestons rien, ni n'envions quiconque. Simplement une question : que représentent les milliards de Giacometti et que valent, au fond, ceux de nos vedettes arabes ? La sculpture de Giacometti, vous répondra n'importe quel marchand d'art, est une valeur de rareté. Réponse classique de marchand, mais réponse tout autre que mercantile. La rareté, ici, n'est pas la rareté des métaux précieux, elle s'entend, au contraire, au sens d'une œuvre unique. «L'homme qui marche», autrement dit, est «consacrée fiduciairement», alignée aux prix de l'or et du diamant, parce qu'elle existe à nulle autre pareille. Altière et singulière comme le sont les antiques monuments. Ce qui prévaut à ces niveaux, c'est la rareté d'un génie. Et la critique y ajoutera probablement que de telles œuvres sont valorisées au fil des décennies et des siècles, parce qu'elles font l'Histoire. Mesure d'art, mesure d'argent Comparons, maintenant, avec les chansons et les répertoires de nos stars. Est-on en présence de la même singularité, de la même historicité, du même génie? Un ancien auteur arabe rapporte, dans un de ses livres, l'histoire du singe et de la sauterelle. Le singe — raconte-t-il — s'est piqué, un jour, de chasser la sauterelle. Ce qui fut fait. Mais à chaque proie prise, il y avait problème. Le primate, à peine en immobilisait-il une sous sa patte, qu'il en apercevait une autre, et en bondissant vers la nouvelle, laissait échapper la première. Et ainsi de suite, à l'infini. L'auteur compare la dernière sauterelle à la dernière chanson à la mode. De ce que produisent nos stars, de leurs milliers de chansons à succès, il n'en reste finalement qu'une : la toute dernière. Pas question donc de rareté dans le clip à la mode, ni de singularité, ni d'historicité. Ce qui marche, c'est la vogue, la préférence provisoire et versatile des publics. Ce qui colle au «goût du jour», à l'atmosphère ambiante, en somme. Pourquoi alors tous ces milliards, pourquoi tant d'argent, on a envie de dire, comme pour «l'homme qui marche» et pour Giacometti ? L'argent de «l'homme qui marche» mesure une création. L'argent des stars du clip mesure une audience occasionnelle. De Giacometti et de sa sculpture unique restera certes le prix record. Mais ce prix est donné tout entier à un art et à un artiste, alors que les milliards de Amrou Dhiab, Nancy Ajram et Elissa ne correspondent à aucune création précise, à aucun imaginaire déterminé. C'est un argent qui fait des fortunes (seules!) et qui disparaîtra un jour, comme tout autre argent, en ne laissent nul souvenir intemporel après ceux qui l'auront dépensé, amassé ou consommé. Conquis de longue date Le hit parade des milliardaires rotaniens a évidemment son pendant du côté du beau chant et de la bonne chanson. On veut dire qu'il n'y a pas dans la chanson et dans le chant arabes actuels que «des singes qui se piquent de chasser des sauterelles», il y existe aussi (et a contrario !) une petite minorité qui suit scrupuleusement le modèle artistique de Giacometti, c'est-à-dire qui ne montre aucune autre avidité que celle de pérenniser une œuvre, et dont «la proie», en règle générale, n'est qu'un butin conquis de longue date, dans la patience et la souffrance de l'art.