Par Hélène Flautre Malgré les immenses difficultés économiques, la polarisation de la vie politique et les défis sécuritaires, la Tunisie continue d'avancer et consolide pas à pas les institutions de la transition démocratique. Après l'adoption saluée d'une constitution aujourd'hui revendiquée par toutes les parties, la Tunisie se dote d'une «Instance vérité et dignité» aux larges compétences, chargée d'investiguer les violations des droits de l'Homme commises de 1955 à 2013. L'élection à une très large majorité à sa présidence de Sihem Bensedrine, défenseur infatigable et reconnue des droits humains, est une formidable nouvelle pour sa crédibilité. Préparée par la société civile, la loi organique qui fonde l'Instance consacre des pouvoirs d'enquête, d'accès aux archives et d'auditions des victimes sans restriction. Elle prévoit également que l'Instance défèrera les cas les plus graves devant des chambres spécialisées et créera un fonds d'indemnisation des victimes. Les quinze membres à qui échoit l'immense responsabilité de faire la lumière sur les crimes du passé auront à convaincre une population au mieux sceptique sur ce processus encore mal identifié. Réunis la semaine dernière en séminaire pendant trois jours avec les experts internationaux de la justice transitionnelle, les quinze commissaires ont pris connaissance des expériences déjà réalisées dans le monde depuis le processus fondateur sud-africain et ont pu bénéficier de leurs avis et conseils pour la mise en place du processus tunisien. La tâche à accomplir est immense et les défis qui s'annoncent sont nombreux. La capacité à convaincre les victimes, ou leurs familles, de témoigner devant l'Instance est évidemment primordiale. Pour cela, les commissaires devront surmonter l'inévitable polémique qui a présidé à leur désignation par un comité de membres de l'Assemblée nationale constituante et faire la preuve de leur indépendance, de leur impartialité et de leur expertise. Ils devront convaincre que toute leur énergie sera mobilisée pour faire œuvre de vérité et de justice, prévenir les récidives liberticides et permettre la réconciliation. L'Instance devra également préciser les formes concrètes que prendra son action, et notamment la nature du lien qui unira son travail d'établissement de la vérité aux processus judiciaires que la loi prévoit. Elle aura enfin à savoir circonscrire son travail dans des limites maîtrisables au cours de son mandat de quatre ans. Sans renoncer à son attitude vigilante et critique, la société civile tunisienne doit soutenir de toutes ses forces ce processus fragile et ambitieux. Il fera inévitablement face à des résistances de la part de ceux qui ont profité des rentes de l'ancien régime ou participé directement à l'exercice de la dictature policière. Il devra s'affranchir des tentatives d'instrumentalisation dans le contexte polarisant des échéances électorales à venir et prévenir la concurrence victimaire. Il devra enfin résister à la violence des groupes salafistes et aux manœuvres des activistes de la restauration, tous deux bénéficiaires de l'instabilité politique. Les instances internationales, déjà fort impliquées, doivent continuer à fournir l'expertise et le soutien politique dont l'Instance a besoin. L'Union européenne et la France peuvent y jouer un rôle décisif en soutenant le processus et en coopérant pleinement le jour où l'Instance demandera accès aux archives des pays membres, afin d'établir les faits et les complicités internationales dont les précédents régimes tunisiens auront pu bénéficier. La Tunisie est engagée de bonne foi sur le chemin escarpé des droits de l'Homme et de la démocratie ; les rapporteurs spéciaux des Nations unies y ont une invitation permanente et le Haut-Commissariat aux droits de l'Homme une mission à domicile. Il serait heureux que les partenaires européens en fassent également la priorité de leur coopération avec ce pays. (Ancienne présidente de la sous-commission Droits de l'Homme du Parlement européen)