Par Raouf Seddik Je pris au hasard un vieux livre dans le rayonnage et l'ouvris sans même le feuilleter... «Dans la rue qui ramenait à la maison, lisais-je, il y avait des platanes... Au début, je ne savais pas qu'ils s'appelaient de ce nom mais une fois, tard dans la nuit, on entendit chez moi un bruit de crissement de pneu et de violent choc. Le lendemain, tout le monde parlait de l'accident grave qui s'était produit, en ajoutant que «la Simca était rentrée dans un platane». Chez nous, il y a des platanes au bord de presque toutes les routes. Et beaucoup d'accidents arrivaient selon ce scénario... Mais l'enfant que j'étais l'ignorait tout à fait. Ce qu'il savait, c'est que c'était des arbres qui, comme tous les arbres, ne bougeaient pas de place. Au retour de l'école, ils étaient toujours là, au même endroit, offrant la profusion de leurs branchages et ce double ton de leur tronc puissant, si caractéristique. Quand il y avait un beau ciel bleu, ils étaient baignés de lumière et semblaient partager leur bonheur avec le passant que j'étais en laissant sourdre du feuillage plein de rayons de soleil, que j'emportais avec moi...» Je refermais le livre et le reposais soigneusement à sa place. S'agissait-il de souvenirs, ou de rêves ? Comment le savoir ? Sans doute les deux se mêlaient-ils. Mais il semble que, à l'image du Petit Poucet, l'enfant que fut l'auteur de ces lignes ait laissé sur son chemin des expériences de vie, comme autant de cailloux, qui lui ont permis de remonter plus tard le fil du temps et de reconstituer un monde perdu. Faire le chemin en arrière en suivant ces jalons, c'est comme aller planter un drapeau pour marquer les limites d'un territoire propre. Travail de mémoire. Mais travail qui ne dispense nullement de faire œuvre de créateur. Comme si rien n'était vrai et que tout était à inventer. De sorte que le drapeau qu'on plante est à la fois celui d'un territoire du passé qu'on marque comme sien, et celui d'une compétence de conteur qu'on fait valoir au présent... N'est-ce pas en sa qualité de créateur qu'il est dit de l'homme qu'il a été créé «à l'image de Dieu» ? Le geste de planter un drapeau n'est pas celui d'une prétention à posséder — posséder du territoire et posséder un art —, bien que le risque existe que ce chemin de retour prenne un tel sens. Il exprime au contraire une vocation à partager des expériences. Tout se passe même comme si les expériences de l'enfance, pendant qu'elles sont vécues, se préparent déjà à servir plus tard d'objets de mémoire, de reliques. Elles s'habillent secrètement de leur papier cadeau en vue d'être un jour offertes comme fruit mûr et contribuer ainsi à cette grande richesse du monde, à cet horizon large que chacun de nous est convié à connaître dans sa vie au gré de ses rencontres. Or leur apprêt suppose que s'affine en nous l'art du conteur, l'art de celui qui sait raconter des histoires, c'est-à-dire de pures fictions qui n'ont pas d'autre but que de nous faire rêver. Mais il y a des drames... Pourquoi cette offrande, récolte d'un passé d'aventures — extraordinaires ou très ordinaires — est-elle parfois rejetée par ceux à qui elle est destinée ? Peut-être parce qu'elle bouleverse leur croyance selon laquelle leur monde est tout le monde et que rien ne peut s'y rajouter. Il y a une humaine frilosité qui aime se consoler à l'idée que rien ne vaut le petit carré de terre et de coutumes que Dieu lui a octroyé et qui regarde tout ce qui vient d'ailleurs avec dédain et suspicion. Ainsi, l'invitation à partager d'autres horizons de vie est-elle vécue comme un outrage au dogme de sa centralité culturelle... Mais peut-être aussi parce que le porteur de l'offrande pèche par naïveté et maladresse en ignorant que ces gens mènent une vie de prisonniers derrière l'enceinte de leur monde particulier et que, avant de songer à partager avec eux la moisson d'une vie différente, il conviendrait d'abord de s'assurer qu'ils se soient disposés à franchir l'enclos de leur univers et à se laisser griser par le vent du large... Ces rencontres malheureuses sont des drames parce qu'elles portent en elles des germes de conflit, alors qu'elles étaient censées être l'occasion d'un partage. Et, quand ces conflits surviennent, ils peuvent donner lieu à une violence démesurée. De sorte que leur réparation engage beaucoup d'effort et de doigté. Cela suppose que le porteur de l'offrande fasse preuve d'indulgence et comprenne que la violence du rejet qu'il a subi est l'envers d'une peur qui ne dit pas son nom. Mais cela suppose aussi, bien sûr, que les auteurs du rejet, en même temps qu'ils mesurent le tort infligé et l'injustice commise, renouent avec le désir d'aller à la rencontre de l'autre et avec la réjouissance du don de sa différence, en surmontant les anciennes peurs. En soi, l'expérience de la réparation, parce qu'elle s'inscrit dans un esprit d'entraide, d'effort commun et de persévérance, offre à la rencontre un nouveau socle d'amitié, qui la prémunit pour l'avenir contre tout nouveau malentendu. Elle offre aux uns et aux autres un savoir des plus précieux : celui qui permet de ne plus revenir en arrière dans le conflit ! Ce qui est un gage d'immunité.