Par Mohamed Jaoua. Mathématicien, Directeur-fondateur d'Esprit School of Business - A partir de 1956, les deux batailles centrales de la Tunisie nouvellement indépendante furent l'émancipation de la femme et la scolarisation de l'ensemble de sa population. Par-delà la conquête essentielle de la dignité des hommes, l'enjeu de ces deux combats s'inscrivait dans cette mère de toutes les batailles qu'était celle du développement. Pour Bourguiba en effet, aucune politique de développement n'était envisageable, pour un pays sans autre ressource naturelle que la matière grise de ses enfants, si sa population active demeurait majoritairement analphabète et de surcroît amputée de sa moitié du fait de l'ostracisassions des femmes. En Europe, la fin du XIXème siècle et le début du XXème avaient mis l'alphabétisation au cœur des politiques publiques. En France, les lois Jules Ferry rendant l'école gratuite puis obligatoire datent ainsi de 1881 et 1882, soit onze ans après la chute du second Empire et l'avènement de la IIIème République. L'un de leurs objectifs était bien sûr d'asseoir cette dernière dans les esprits, en postulant qu'une population éduquée était davantage susceptible d'adhérer aux valeurs véhiculées par elle. Un second enjeu, et non le moindre, était de fournir à la population française les compétences essentielles – savoir lire, écrire et compter – qui lui faisaient défaut pour être actrice de l'industrialisation de l'économie et de l'urbanisation du territoire. Plutôt que fin en soi, l'alphabétisation était donc surtout un instrument au service du développement de la société autant que des personnes. Ce n'est qu'en 1962 que ce concept d'alphabétisation fonctionnelle trouvera à l'UNESCO sa définition comme l'ensemble des « connaissances et compétences indispensables pour jouer efficacement un rôle dans son groupe et sa communauté, mettre ses aptitudes au service de leur développement et participer activement à la vie de son pays ». Amorcé à la fin du XIXème siècle en Tunisie, notamment avec la fondation du Collège Sadiki en 1875, un mouvement similaire – trop timide et tardif – n'avait pu néanmoins empêcher la colonisation. Celle-ci développera certes des structures scolaires en vue de former les auxiliaires locaux dont elle aura besoin pour gérer le pays. Mais à aucun moment, son objectif n'aura été d'alphabétiser l'ensemble de la population d'un pays sur lequel elle entendait établir durablement sa domination tout en la justifiant par l'ignorance de son peuple. Ce n'est donc qu'en 1956 que le cours, ralenti durant soixante-quinze ans, de l'histoire prendra un rythme à la mesure des enjeux du développement. Pour parvenir en une soixantaine d'années à éradiquer l'analphabétisme et à faire de notre population la plus éduquée d'Afrique et du monde arabe. Pourtant, cette population qui fait à juste titre notre fierté souffre cruellement du chômage et - cruel paradoxe ! – en souffre d'autant plus qu'elle est plus éduquée. Elle risque en outre d'en souffrir encore davantage dans les années à venir si notre pays tardait à prendre la mesure des enjeux du XXIème siècle. La grille de lecture la plus répandue des causes de ce chômage structurel semble à cet égard insuffisante si elle se limite aux seules lacunes – bien réelles – touchant à la maîtrise des soft skills et autres compétences transverses. Car toutes choses égales par ailleurs, nous vivons aujourd'hui une mutation aussi considérable que le fut celle de l'industrialisation du début du XXème siècle. L'économie-monde se transforme sous nos yeux, en faisant de plus en plus appel à des compétences nouvelles que l'école peine à donner à nos enfants. Rendues indispensables par la croissance foudroyante de la puissance de calcul des ordinateurs, et par voie de conséquence des tâches que ceux-ci peuvent assurer, ces compétences reposent essentiellement sur une culture mathématique, algorithmique et numérique à laquelle la majeure partie de notre population scolaire reste étrangère. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler les piètres performances de nos jeunes à la sortie du collège aux tests PISA avant qu'un gouvernement mal inspiré ne décidât de « casser ce thermomètre » pour éviter d'avoir à en commenter les indicateurs. On ajoutera que, si 60% de la population de nos bacheliers 2019 est dans les filières scientifiques et techniques (Mathématiques, sciences expérimentales, Sciences techniques et informatique), la répartition de nos lycéens fait en revanche – du fait des taux de réussite moindres dans les autres filières – la part plus belle à ces dernières : chiffres. Mais ce le plus grave n'est même pas là. C'est le fait que la dichotomie de traitement de ces deux populations est total quant à la diffusion des compétences du XXIème siècle. L'enseignement des sciences, parce qu'il repose sur un appareil conceptuel accessible à aux seuls esprits « scientifiques », plutôt que sur l'observation et la compréhension des situations concrètes avant de construire les outils de leur appréhension, exclut de facto la majorité de la population scolaire des compétences minimales que sont censées donner ces disciplines au plus grand nombre : savoir observer, savoir effectuer des liens logiques entre les choses, savoir raisonner en hiérarchisant et en analysant les données recueillies. Appliquée au mouvement d'alphabétisation du siècle dernier, une approche binaire similaire aurait conduit à en limiter le bénéfice à ceux qui projetaient de faire leur métier des lettres ou des sciences, c'est-à-dire en somme aux futurs « savants ». Il n'en a heureusement rien été, l'alphabétisation ayant impacté toutes les strates de la population, chaque citoyen sachant désormais lire un journal, un plan routier, le numéro du bus qui le conduit au travail, les consignes de sécurité de la machine sur laquelle il opère, compter la monnaie qu'on lui rend et gérer son budget familial, etc. Aujourd'hui qu'une large part des compétences structurant le nouveau monde appartient à la sphère du numérique, le caractère binaire de notre enseignement des disciplines scientifiques nuit considérablement à la place que notre pays est susceptible d'occuper dans ce monde en devenir. Car, entendons-nous, les savants et les mathématiciens ne suffiront pas à la tâche. Seule la diffusion des compétences de leur discipline à la plus large partie de la population, à des degrés certes divers, depuis le plus élémentaire jusqu'à l'expertise totale – permettra d'y parvenir. C'est un objectif dont l'ambition pourra certes paraître dérisoire que celui du partage d'une petite fraction de ces compétences avec une large fraction de la population. Pourtant, le gain qui en résulterait pour la société en serait tout aussi appréciable, sinon davantage, que la multiplication du nombre d'experts isolés au sein de la société et sans relais – donc sans impact – en son sein. Des experts qui seront d'autant plus enclins à répondre aux sirènes du « brain drani » que leur société ne saura pas reconnaître leur apport. C'est à un new deal que nous – universitaires, éducateurs et décideurs politiques surtout – sommes appelés à répondre. Nous sommes appelés pour cela à quitter les sentiers étroits du « business as usual » qui peuvent conduire certains à affirmer – en toute bonne foi – que les outils de l'intelligence artificielle n'auraient pas leur place dans un Master relevant des Mathématiques appliquées. Nous sommes appelés à réaliser que « le monde ancien s'en est allé, et qu'un monde nouveau est déjà né », qu'il nous appartient de décider maintenant si nous entendons faire partie de la nouvelle donne. Nous sommes appelés à prendre à bras le corps le gigantesque chantier que cette décision, si elle était prise, ouvrirait. Un chantier historique dont l'ampleur n'aura rien à envier à celle de l'alphabétisation de 1956. Avec cette fois la chance de disposer des ressources humaines pour le mener à bien, en un temps limité et avec un recours limité à la coopération internationale. Aurons-nous la lucidité suffisante pour le décider, aurons-nous le courage nécessaire pour l'engager ? Mohamed Jaoua Mathématicien, Directeur-fondateur d'Esprit School of Business.