L'amendement interdisant le changement d'allégeance partisane au cours du mandat électoral est «anticonstitutionnel», selon les professeurs de droit constitutionnel Amine Mahfoudh et Slim Laghmani La commission du règlement intérieur, de l'immunité, des lois parlementaires et des lois électorales à l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a voté, mercredi, un amendement de l'article 45 du règlement intérieur stipulant que «tout député démissionne de son parti, de sa liste ou de sa coalition électorale perd automatiquement son siège à l'Assemblée». L'amendement accorde cependant une exemption aux élus indépendants ou faisant partie de coalitions parlementaires. Ces derniers «perdent cependant automatiquement leurs sièges dans les commissions et toute responsabilité au Parlement» s'ils rejoignent un parti ou une autre coalition. «La perte de toute responsabilité s'applique avec effet immédiat et le pourvoi des postes vacants revient dans ce cas au bloc auquel appartient le député», précise le nouveau texte. Au cas où cet amendement serait adopté en séance plénière, il mettra fin au phénomène du nomadisme parlementaire, appelé également transhumance politique. Mais le chemin sera encore long et parsemé d'embûches. Des experts en droit constitutionnel estiment d'ores et déjà que cet amendement est anticonstitutionnel «L'amendement de l'article 45 du règlement intérieur de l'Assemblée est anticonstitutionnel puisque le député est directement élu par le peuple et non par les partis. Comme tout citoyen, le député bénéficie du droit d'exercer ses libertés et ses droits constitutionnels et assume, seul, les conséquences politiques qui en découlent», commente Amine Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit et des sciences politiques de Sousse. Et d'ajouter : «cet amendement constitue une tentative désespérée de mettre fin à ce qu'il est convenu d'appeler en Tunisie le tourisme partisan». Incohérence De son côté Slim Laghmani, professeur de droit à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, pense que la commission du règlement intérieur s'est trompé de cible. «Les effets de la démission, en vertu de l'actuel article 45 du règlement intérieur de l'ARP, sont -et c'est cohérent avec le concept même de règlement intérieur- en rapport avec la participation aux structures et la détention de responsabilités au sein de l'ARP. En faire, comme le prévoit le projet d'amendement, une cause de perte de la qualité de député n'entre pas dans le domaine du règlement intérieur qui n'attribue pas la qualité de député et qui, donc, ne peut la retirer», souligne-t-il. Le constitutionnaliste précise dans ce cadre qu'il faudrait plutôt modifier la loi électorale pour interdire le nomadisme politique. «La modification du règlement intérieur visant à interdire la transhumance politique, si elle était adoptée, serait inconstitutionnelle. Il faudrait, pour cela, modifier la loi électorale, non le règlement intérieur de l'ARP car, et cela a échappé à nos députés, la même disposition de l'article 45 du règlement intérieur de l'ARP figure dans l'article 39 de la loi électorale. Modifier l'article 45 entrerait alors en conflit avec la loi électorale dont la Commission n'a pas proposé la modification», explique-t-il. Empruntés au vocabulaire pastoral, le nomadisme ou la transhumance désigne la migration périodique des troupeaux à la recherche d'espaces plus favorables à leur sustentation et à leur épanouissement. Transposée à la vie politique, elle renvoie à l'attitude de l'homme politique qui migre d'un parti politique auquel il appartient au moment de son élection vers un autre parti, pour des intérêts personnels. Reniement Plusieurs facteurs expliquent le nomadisme politique. Dans certains cas, le parlementaire nomade renie le parti sous les couleurs duquel il a été élu, soit parce que l'idéologie, les principes et le projet de société véhiculés par le parti revêtent peu d'importance pour lui, soit parce que le parti n'a pas de véritable idéologie ou de projet commun qui puisse justifier son adhésion. Dans d'autres cas, le parlementaire nomade qui appartient à un parti fragilisé par rapport au parti au pouvoir pourra vouloir transhumer en vue de s'assurer les avantages de la majorité et ainsi joindre un parti plus stable et plus susceptible d'être appelé au gouvernement. Il arrive aussi qu'on impute à l'élu nomade des motifs moins nobles comme une course vers les privilèges en tous genres ou la recherche d'une «protection» contre des ennuis judiciaires. Le phénomène du nomadisme parlementaire, qui pose à la fois des problèmes d'ordre éthique, moral et juridique sur lesquels les opinions divergent, est monnaie courante sous l'hémicycle du Bardo. Il était très perceptible entre 2011 et 2013 au sein de l'Assemblée nationale constituante (ANC), avec de multiples va-et-vient de et vers Tayar El Mahaba, Ettakattol, Al Joumhouri, Al Massar et le Congrès pour la République. On se rappelle également des déclarations du fanfaron homme d'affaires Bahri Jlassi selon lesquels ce président d'une petite formation représentée à l'ANC aurait «acheté» des députés contre des mallettes d'argent en liquide et des voitures rutilantes. Le nomadisme parlementaire a ensuite connu son âge d'or entre 2014 et 2019, quand la formation présidentielle Nidaa Tounes a vu le nombre de ses députés fondre comme neige au soleil, passant de 86 à 10 seulement en moins de cinq ans.