« Ce qui ne tue pas, rend plus fort » : selon toute vraisemblance, Rached Ghannouchi a pris sur son compte, de manière désabusée et sans l'affirmer formellement, cet aphorisme de Nietzsche et de Goethe. Il n'a pas l'air d'avoir compris qu'il y a un avant 3 juin (le jour de la désormais plénière où il a « comparu » en accusé du haut de son perchoir) et qu'il y a désormais un après 3 juin. Plutôt, ses « fidèles » ont écumé les plateaux pour appeler à « la trahison » -celle des députés du parti Echaâb- avant que, lui, n'intervienne sur Nessma, plus aigri que jamais, mais aussi avec une bonne dose d'effronterie. En fait, il persiste et signe, annonçant aux agriculteurs tunisiens et autres hommes d'affaires que le gouvernement de Fayez El Sarraj leur réservera une bonne part dans la reconstruction de la Libye. Un attrape-nigaud, en somme. Il feint d'oublier les vautours internationaux… Quel en sera le tribut ? Pour lui, la seule voie reste l'alignement sur l'axe turco-qatari. Il en fait même un point d'honneur, histoire de montrer que les invectives d'Abir Moussi, la virulence des propos tenus par Fayçal Tebbini et le pamphlet débité par son premier vice-président, Tarek Fettiti, ne l'ont guère déstabilisé, hormis ce score d'adhésion de 94 voix à ladite pétition. A croire que c'est juste des mouches, dans son esprit, et que les mouches, ça ne s'attrape pas avec du vinaigre. Le voilà, donc, bien plein de lui-même, en appelant néanmoins à la cohésion des Tunisiens, pour, enfin, ponctuer le tout par un plaidoyer contre toute forme d'exclusion. Or, quand il parle d'exclusion, il devient convaincant. De la duplicité et toujours plus de duplicité dans le discours nahdhaoui, péremptoire marque de fabrique. Et hop ! « Les traitres » dehors Oui, cette formule de Nietzsche, il en fait maintenant son nouveau cheval de bataille. Parce que, le 3 juin, Ennahdha a été désarçonnée. Déstabilisée même. Parce que Abir Moussi a aussi obtenu ce qu'elle ne prévoyait peut-être pas d'avoir : la remontée d'un affrontement d'ordre idéologique entre le panarabisme nassérien du Mouvement Echaâb et l'inféodation d'Ennahdha, depuis quarante ans d'existence, à l'internationale des Frères musulmans. Organisation contre laquelle Jamal Abdennaceur a déployé son implacable machine de guerre, et dont l'expression suprême aura consisté en l'exécution de Sayed Qotb. Il y a, néanmoins, à se demander, à postériori, par quel arrangement le Mouvement Echaâb et Ennahdha se sont retrouvés dans la coalition gouvernementale d'Elyès Fakhfakh, puisque tout les sépare sur le plan idéologique. Il y a aussi à se demander par quel arrangement Attayar (dont Mohamed Abbou, avant les élections n'a pas tari de frondes à l'endroit de Youssef Chahed) a consenti à faire partie de cette même ceinture gouvernementale, avec Tahya Tounes. Aujourd'hui, Ennahdha -tel ce fauve blessé qui voit rouge- remet cette ceinture gouvernementale en question. Et, plus que jamais, aujourd'hui, après ce que ses suppôts désignent comme étant « un coup de poignard dans le dos », en d'autres termes, cette adhésion du Mouvement Echaâb et de Tahya Tounes à la pétition d'Abir Moussi. Voilà, donc, que tout s'enchaine. Le dimanche, Nabil Karoui déclare sur la chaine Hannibal que Rached Ghannouchi est « un patriote » et qu'il n'a guère de problèmes avec Ennahdha et Al Karama. Il s'en prend, plutôt, à Youssef Chahed qui l'aurait empêché d'accéder à la présidence de la République et empêché Qalb Tounes d'être la première force parlementaire. Il exhume, de ce fait, les « vertus » du fameux « Tawafok » (le concept de BCE et Ghannouchi en 2014), et, en vertu duquel, les lauréats de 2019 (Ennahdha et Qalb Tounes) devraient, normalement, former le noyau gouvernemental. Et cette revendication rebondit au sein de la « confrérie » nahdhaouie qui ne se suffit plus maintenant à la revendication tenant à l'élargissement de la ceinture gouvernementale à Qalb Tounes, mais qui demande indirectement à ce que « les traitres » : Echaâb et Tahya Tounes en soient éjectés. Le pacte de solidarité gouvernementale n'est donc plus qu'un euphémisme. En tous les cas, l'enchainement entre l'interview de Nabil Karoui, le dimanche, et celle de Rached Ghannouchi, le lundi, ne saurait être interprété autrement que dans les contours d'une campagne médiatique et du classique échange de bons procédés. Qu'en penserait Fakhfakh ? Il veut paraître au-dessus de la mêlée. Il a, certes, le Président de son côté. Sauf qu'il est dans l'urgence du rééquilibrage les indicateurs socioéconomiques. Parce qu'il doit en même temps parer au plus pressé : El Kamour, le Bassin minier et, surtout, la grogne de l'UGTT. Parce qu'il sait aussi que ce Parlement n'est pas fait pour lui. Seifeddine Makhlouf et Marine Lepen… Entre la précédente législature et celle actuelle, on dénombre près de quarante projets de lois qui sommeillent dans les tiroirs du bureau de l'ARP. De surcroît, la dérogation consentie à Elyès Fakhfakh de gouverner en recourant aux décret-loi vient à terme, sans qu'il ne pût en user en plein, du fait de cet enfer bureaucratique, endémique à la Tunisie depuis des lustres. En aucun cas, on ne pourra cependant espérer que cette « mosaïque » parlementaire ne lui facilite la tâche. Qu'est-ce, donc, ce Parlement réduit à la purgation des passions, davantage impliqué dans les trajectoires de nos relations internationales, et qui est loin des réalités amères du pays ? C'est à la fois du comique et du tragique. Combien de projets de lois a-t-il programmés en plénière ? Presque rien, et s'il daigne le faire, c'est pour les faire capoter, en vertu d'un nationalisme intempestif, comme ce fut le cas dans la non-ratification de l'accord international pour la protection de l'Environnement et du Littoral. Plutôt, l'actuelle législature consacre une nouvelle pratique : celle des pétitions. Le 3 juin, ce fut Abir Moussi qui a placardé Ghannouchi et qui a vu sa popularité monter en flèche en concomitance avec le déficit de confiance des Tunisiens envers le chef suprême d'Ennahdha. Dans sa lancée, et comme prise de délire, Abir Moussi annonce une nouvelle pétition tendant à classer le mouvement des « Frères musulmans » en tant qu'organisation terroriste. Quitte à ne pas obtenir les 109 voix requises, elle y fonce tête baissée, tout en sachant qu'il s'agit là d'une affaire internationale qui relève, en premier lieu, de la diplomatie officielle tunisienne. Cela relève, en d'autres termes, des champs de compétences de Kaïs Saïed. Parce qu'au final, il n'est pas dit que tous nos amis et autres partenaires occidentaux ne flirtent pas quelque part avec l'islam politique, à la faveur de cette fausse lecture du « Printemps arabe ». Mais, pétition pour pétition, voilà qu'Al Karama de Seifeddine Makhlouf cherche à assouvir un vieux fantasme, la France colonialiste et post-colonialiste, et exige qu'elle présente ses excuses à la Tunisie. En filigrane, Bourguiba, son délire à lui : l'homme qui a mené la lutte nationale avec ses compagnons, dont Salah Ben Youssef, et qui nous aurait aussitôt, selon Makhlouf, revendus à la France ! Des pays comme l'Algérie ont exigé des excuses et des dédommagements auprès de la France. Mais, depuis Chirac, jusqu'à Macron, la riposte française a toujours été nuancée. Sauf qu'en ce qui nous concerne, la requête d'Al Karama, en ce moment précis, alors que près de 800 mille Tunisiens résident en France et que cette même France est notre premier partenaire dans l'absolu et, aussi, notre tête de pont vers l'Union Européenne, ne tient pas compte d'une donne fondamentale. A savoir, la montée de la xénophobie anti-arabe en France, dès lors que ce pays est, quelque part, à un degré moindre que l'Italie, rongé par le populisme. Voilà donc que Seifeddine Makhlouf apporte de l'eau au moulin de Marin Lepen. Et, surtout, en ce contexte précis où Emmanuel Macron répète sans cesse que son gouvernement s'attellera à étudier, au cas par cas, la situation des sans-papiers, dont bon nombre de Tunisiens. Par ailleurs, n'est-ce pas, là aussi, une agression contre Kaïs Saïed, lui-même, lequel voit les relations franco-tunisiennes sous un autre angle ? Et, puis, un minimum de cohérence ne serait pas malvenu : on conspue la France, mais on s'y réfugie, comme l'a nuancé un confrère. S'agit-il d'un syndrome post-traumatique, une alchimie psychanalytique ? Soixante ans après, Freud lui-même s'y emmêlerait les pinceaux.