L'année dernière, en 2019, Béchir Garbouj en parlait déjà à ses amis. Peut-être même que le projet était là bien avant la publication de Toutes les ombres. Paru en février dernier, chez Déméter, L'Emirat semblait attendre son heure pour s'offrir aux lecteurs, mais comble supplémentaire, il y eut la crise sanitaire, le confinement et cette nouvelle psychose qui s'ajoutait aux autres peurs tunisiennes, régionales et mondiales. S'il donne l'air de remonter à l'année 2012 pour y planter le décor de sa fiction, L'Emirat, troisième roman de Béchir Garbouj, raconte l'actualité présente en filigrane : c'est que la percée de l'islamisme radical, entamée en Tunisie peu de temps après le Printemps arabe de 2011, semble se poursuivre après les élections de l'automne 2019. La prise de Sejnane par les barbus, principale toile de fond du livre, renvoie désormais à la nouvelle page ouverte actuellement par les intégristes et leurs alliés dans notre pays et dans son voisinage immédiat. C'est l'histoire d'un retour au bled après plusieurs années d'absence : le narrateur y découvre alors que la Révolution dont il n'entendait que du bien allait défigurer son pays et l'entraîner dans une dangereuse dérive idéologique, culturelle et morale sans précédent. Sindayana, microcosme allégorique, se livre comme passivement à ses conquérants d'un autre temps, plutôt incultes, barbares, ignorants même de la religion et de l'idéologie qu'ils croient défendre. La résistance du village au projet rétrograde est d'abord timide mais, au fil des événements, elle s'affermit sans pour autant triompher des racines profondes du mal. Béchir Garbouj prend tout son temps pour aller « au fond des choses » et tenter de comprendre ce qui mine les esprits de l'intérieur jusqu'à les persuader d'un projet aussi destructeur pour l'individu et la communauté. Le rythme de la narration paraît s'en ralentir, mais il s'agit d'une lenteur voulue, d'une lenteur sage et dépassionnée qui interroge calmement et patiemment les faits de l'Histoire et les divers acteurs à qui revient la lourde responsabilité d'en orienter la marche. Roman d'une actualité toujours brûlante, L'Emirat ne propose pas de solution ni ne défend de thèse particulière. Il cherche un bout du fil par lequel tenir cette Histoire en marche et ainsi prendre part, par l'écriture ou par toute autre forme de combat, à la préservation d'une dignité humaine en péril. ** L'Emirat, roman de Béchir Garbouj, Editions Déméter, Tunis, février 2020. Prix public : 18, 500 dt