Par le Pr Afifa Marzouki Ce premier roman de Rabâa ben Achour-Abdelfefi vient de paraître à Tunis chez Sud Editions. Il s'agit d'un récit où deux voix se partagent successivement le fil de la narration : celles des deux sœurs, Aïcha et Chérifa. Roman autobiographique, ce texte revient, dans la plus grande simplicité mais avec la force et la discrétion de l'émotion, la profondeur et l'équité du regard et le scalpel de la dérision, sur le parcours d'une famille aux prises avec l'Histoire. Car, au-delà de la vie privée d'un microcosme bien particulier, qu'elle anime et met en scène, ce sont bien les contours et les reliefs de toute une époque qui s'esquissent et se dessinent sous la plume de la romancière. S'il s'agit d'abord de retracer «la vie d'une famille tunisoise d'oulémas où cohabitaient le cheikh al islam, le nationaliste modéré, le destourien actif et le communiste», «une trentaine de personnes en somme», qui gravitaient autour du grand-père, «patriarche vénéré», dans la grande maison du bordj, à la Marsa, c'est le paysage de la Tunisie des années cinquante qui émerge constamment de la scène, nous interpelle, nous saisit, nous confond. Le regard des narratrices, focalisé sur le père et le grand-père auxquels le roman se lit comme un bel hommage, se pose, par ailleurs, très souvent et en profondeur, sur une pléiade de personnages féminins, Zohra, Nfissa, Essia, hauts en couleur et qui sont autant d'avatars et de visages de la société tunisienne. Le lecteur ne peut qu'être frappé par le portrait, tout en nuances, des deux personnages emblématiques de l'enseignement zeitounien, le père et le grand-père, chez qui les pratiques religieuses et la théologie, le conservatisme et la rigueur de la foi le disputaient aux raffinements de la culture universelle, à l'ouverture, à la générosité des sentiments et à l'humilité. Il ne peut, toutefois, qu'y déceler la confirmation romanesque de la richesse propre à une époque dont on se demande, aujourd'hui, si elle n'est pas totalement révolue, et où la pensée acceptait, naturellement et sans hostilité, de ne pas être unique, où les idéologies les plus opposées pouvaient coexister pacifiquement sans aucun dirigisme intellectuel. Ce roman, où la part belle est faite aux personnages féminins qui, par leur nombre ainsi que la diversité, l'originalité et la richesse de leurs portraits, animent et rehaussent de bout en bout le récit, peut être lu, en effet, comme un texte habité par l'esprit du père et du grand-père, dont l'ombre tutélaire et emblématique d'une époque pèse sur sa totalité sans jamais l'envahir, sans jamais lui disputer tout l'espace généreusement réservé aux femmes. Des enfants aux vieilles femmes, des jeunes aux moins jeunes, un chapelet de personnages féminins originaux et drôles fournissent continûment à la narration ses subtilités, ses clins d'œil et son fil conducteur et font de ce savoureux roman un témoignage authentique et spirituel, le vrai miroir d'une société qui a été et continue à être la nôtre et dont la particularité n'a pas été jusque-là, à notre sens, suffisamment mise en valeur par la recherche sociologique, en général plus soucieuse des dénominateurs communs que des spécificités. La littérature n'a-t-elle pas souvent ce privilège de combler, sans y prétendre délibérément et dans le plaisir du texte, les oublis et les failles de l'histoire et des sciences sociales en général ? Même si le livre relate la vie au quotidien d'un milieu citadin et aisé, combien de lecteurs issus de milieux très différents et originaires de villes autres que la Marsa peuvent se reconnaître et reconnaître les leurs dans les faits et gestes, les propos et les comportements et les ambiances familiales évoqués dans ce roman : les clivages sociaux n'étant pas autrefois aussi creusés et les fortunes de l'époque n'ayant jamais été dans l'ostentation et le faste de la consommation et du futile, il n'est pas difficile au lecteur familier de la période évoquée de s'y retrouver et d'y retrouver ces temps difficiles mais ô combien bénis.