Assister au colloque «Le roman français et d'expression française contemporain : nouvelles formes, nouveaux rapports à l'histoire organisé par l'Académie tunisienne des sciences, des lettres» et des arts (Beyt Al-Hikma) les 11, 12 et 13 février est un observatoire passionnant. Le milieu est composé essentiellement d'écrivains, de critiques, d'universitaires et de lecteurs, mais l'existence et l'activité de la niche donnent des raisons de croire à une vitalité réconfortante, peut-être à des tremblements significatifs. S'intéresser à la littérature Dans l'actualité cacophonique où vit la Tunisie depuis 2011, la littérature conserve des adeptes, fait parler d'elle et réunit des pratiquants. La sphère littéraire flotte entre les mondes enseignant, médiatique et économique, eux-mêmes secoués mais l'obscur désir d'écrire reste vivace et même si le livre littéraire a une présence réduite, il maintient son existence. La rencontre réservée au roman de langue française a donné la parole à des écrivains, des critiques et des universitaires dans un équilibre et une circulation qui ont permis de réfléchir à la situation de la littérature en Tunisie et ailleurs. Entendre des amoureux des livres, des passionnés des mots et des auteurs échanger autour d'œuvres, de gestes d'écriture, d'univers romanesques, de personnages et de références littéraires a quelque chose d'apaisant en cette période où le désordre langagier s'ajoute à tous les autres. On sait que la production littéraire, en arabe comme en français, est en hausse, après 2011 même si auteurs, éditeurs et libraires continuent à se plaindre du manque de lecteurs. Le regret est ancien et appelle à bousculer les cloisons des niches où vit le livre littéraire. Comme pour le cinéma, les arts plastiques, la musique ou le théâtre, les choses commencent par le public. En filigrane des débats, on a esquissé les lieux à investir et à faire revivre pour que le roman occupe une place plus grande. Mais au-delà de cette controverse lancinante et en plus des fenêtres ouvertes sur auteurs et courants littéraires, j'ai été interpellée par la façon dont l'histoire était présente dans les communications. L'histoire de la langue française notamment peut aider à écrire et à comprendre la complexité de la culture tunisienne contemporaine. Sortir de la binarité La rencontre axée autour du roman français et d'expression française a montré que les frontières du microcosme littéraire francophone se sont étendues. Il ne se limite plus à la production hexagonale mais peut rejoindre des communautés comparables en Algérie, au Maroc, à Haïti, au Canada... Le face-à-face avec la France est aujourd'hui brisé par la dissémination de la littérature francophone dans plusieurs contrées. Depuis des décennies, de grands auteurs francophones sont consacrés partout et les communautés littéraires, fragmentées et minoritaires au Maghreb, en Europe, en Afrique, en Amérique comme partout, peuvent, notamment grâce à Internet, se lire et communiquer. Se rapprochent-elles pour autant ? La question vaut pour toutes sortes de moyens d'expression, les arts comme les sciences, les littératures comme les « humanités ». Si on se tient à l'histoire, suivre les fils tissés par la langue française qui s'est propagée dans le monde à travers la colonisation, puis s'est prolongée en francophonie, avec les décolonisations, est une entreprise en soi. L'histoire des modalités, des traces, des formes et des manifestations de la présence linguistique française en Tunisie reste en tous cas à faire, au-delà de l'obsession contre sa domination. Celle-ci est largement battue en brèche par l'anglais mondialisé et la conquête d'un espace conséquent par l'arabe classique, dans le monde du pouvoir, de la littérature et du savoir en Tunisie. Que le roman francophone continue à vivre est un signe d'aspiration à la liberté en ces temps où le mot « dignité » reprend du service. La langue française n'a pas disparu, elle a évolué et se loge dans des plis différents. Considérée comme monture de la modernité et/ou de l'émancipation jusque vers 1960, elle passe à un autre statut, joue un autre rôle et dit d'autres vécus, entre l'arabe classique du pouvoir et le dialectal, langue du ressenti —deux espaces en bouleversement— et à côté d'une littérature arabe en expansion. La littérature comme histoire contemporaine ? Nous vivons un temps où la binarité n'est plus significative. La binarité arabe/français longtemps explorée comme lieu de tension politique et idéologique ne suffit plus à comprendre la Tunisie tout comme le binôme français/anglais ne permet pas de régir ni de lire les orages du monde. Les divorces entre ces couples ont tramé les histoires individuelles et globales pendant des décennies : les choix d'écriture, les politiques pédagogiques ou les relations diplomatiques en portent la trace et les figures de passeurs (dont ceux des écrivains Alain Nadaud et Abdelwaheb Meddeb, auxquels le colloque a rendu hommage) éclairent à leur façon l'histoire des décennies précédentes. Aujourd'hui, nous traversons des désordres plus vastes, des perturbations d'équilibre plus profondes. Les passages sont plus escarpés et les proclamations de divorce entre arabe et français, ou les échecs annoncés devant l'hégémonie de l'anglais sont des réponses partielles, des interprétations tronquées. Cela remet la littérature à sa place, diffuse et nécessaire, celle de faire entendre les multiples sens de ce qui habite le tréfonds des sociétés, étroitement lié à ce qui traverse l'intimité des êtres. La littérature en général et la tunisienne en particulier se trouvent devant une implication accrue, celle de décrypter la complexité foisonnante du monde où l'on vit, ses oublis comme ses masques, ses peurs comme ses espoirs, de faire entendre les voix recouvertes par le vacarme de la politique et le bruit des médias comme de faire accéder aux sons enfouis sous le silence de l'argent et des intérêts. Merci aux organisateurs (Emna Belhaj Yahia, Rabaâ Abdelkéfi, Ridha Bouguerra, Béchir Garbouj, Samir Marzouki, Najet Tnani), aux auteurs présents (Renata Ada-Ruata, Ali Bécheur, Rafik Ben Salah, Lamia Berrada, Azza Filali, Alia Mabrouk, Saber Mansouri, Fawzi Mellah, Jean Rouaud, Mokhtar Sahnoun, Antoine Volodine), à Dominique Viard qui a introduit le colloque, aux enseignants et aux amateurs de littérature française d'avoir, au cours de ces trois jours, replacé la littérature tunisienne dans le vif de l'histoire en train de s'écrire et de donner envie de lire, encore et toujours.