Les sociétés progressent sans cesse en tirant profit de la croissance économique, du développement technologique et de l'amélioration des conditions de vie. Mais, souvent aussi, elles régressent, sous les pressions de toutes sortes, politiques et/ou économiques, intérieures et/ou extérieures. Quelles soient positives ou négatives, ces évolutions influencent inévitablement le comportement des individus, qui, face aux changements, ne réagissent pas tous de la même façon. Certains en tirent profit pour se renforcer, s'améliorer et retrouver un certain équilibre. D'autres éprouvent des difficultés à s'adapter, développent des résistances, ou se laissent aller à des comportements à risque. Nous autres Tunisiens, ne faisons pas exception. Nous avons beaucoup progressé depuis l'indépendance en 1956. En termes d'espérance de vie, de PIB par habitant, de niveau de vie, d'éducation, de santé et de progrès économique et social, nos indicateurs sont parmi les meilleurs de la région. Mais ce n'est pas là, on s'en doute, une raison pour dormir sur ses lauriers. Car le développement apporte aussi son lot de problèmes… Parmi ces problèmes, l'accroissement du nombre de diplômés chômeurs et, son corollaire, la perte de valeur des diplômes délivrés par les institutions éducatives. Conséquence: le savoir, la culture et la bonne éducation, longtemps considérés comme des passerelles pour la réussite et l'honorabilité sociales, ont beaucoup perdu de leur importance aux yeux de beaucoup de nos jeunes. Autre problème, autre conséquence: s'il est devenu difficile de trouver du travail, même pour les jeunes bardés de diplômes, à cause du déséquilibre grandissant entre l'offre et la demande, le travail lui-même n'a plus désormais, aux yeux de nos jeunes, la même valeur sociale et éthique qu'il avait chez leurs parents. Aussi la débrouille, le bizness, la resquille et l'argent facile – gagné en un tour de main à la loterie des jeux télévisés du type «Qui veux gagner des millions?» ou au Promosport, si ce n'est en toute illégalité ou par des voies détournées –, font-ils désormais rêver bon nombre d'entre eux. C'est à peine si les plus zélés, qui se lèvent tôt le matin pour aller au bureau, respectent les horaires de travail et refusent d'utiliser le téléphone (ou la voiture) de service pour leurs besoins personnels, ne suscitent pas les moqueries, l'apitoiement voire, parfois, le courroux de leurs collègues, dont ils dénoncent ainsi, indirectement, la paresse ou l'indolence. «Pourquoi trimer, comme papa, maman et tonton, qui ne sont pas parvenus, au terme d'une carrière professionnelle bien remplie, à un standing minimal, lorsque l'ascenseur social fonctionne par intermittence ou que l'on peut toujours prendre l'escalier de service pour arriver plus vite que les autres ?», disent aujourd'hui les plus malins. Il suffit aussi de voir le sort souvent réservé aux travailleurs consciencieux dans certaines entreprises et administrations – où ils sont parfois relégués au frigo, aux archives ou dans une voie de garage – pour comprendre le manque d'enthousiasme d'une bonne partie de nos jeunes pour les parcours professionnels traditionnels et leur impatience à atteindre le haut de la hiérarchie par tous les moyens, fussent-ils les moins respectueux de la morale, de la bienséance voire du bon goût. Ces moyens, on les connaît, car ils représentent les maux structurels dont souffrent les sociétés humaines en général, et les sociétés arabes en particulier, à savoir les pistons, la corruption – petite et grande –, le clientélisme, le régionalisme et l'indifférence à l'égard de l'intérêt général («rizq el-beylik»). D'ailleurs, le «ouzouf» (indifférence, inappétence, désaffection) des jeunes, leur dépolitisation et leur manque d'engagement dans la vie associative a-t-il d'autre explication que ce sentiment, désormais partagé, que le salut est d'abord individuel ? Et après moi le déluge ! «Ce qui est bon pour MOI est bon pour la PATRIE», me disait l'autre jour, vaguement ironique, un jeune homme que j'interrogeais, incrédule, sur le sens du mot patriotisme. J'en tremble encore, aujourd'hui, en pensant à ce que des gens comme lui – et j'aime à croire qu'ils ne sont pas nombreux – nous feraient subir le jour où ils seraient élevés à des postes de responsabilité, à quelque niveau que ce soit. Morale de l'histoire: le progrès n'est pas une valeur en soi. On doit parfois l'arrêter pour restaurer les bonnes vieilles valeurs de papa, maman, et tonton, celles-là mêmes qui ont permis de construire cette chère Tunisie que nous avons aujourd'hui la charge de préserver.