Etudiant à Paris, j'avais découvert - non pas le nouveau monde- mais... la moutarde. Cet ingrédient était en ces temps-là inconnu dans nos contrées. Quand je suis rentré au pays pour les vacances d'été, j'avais ramené dans mes maigres bagages, un pot de moutarde et je pris soin de dire à ma mère de me le garder. Le lendemain, lors du repas, je l'ai cherché en vain. J'ai donc demandé à ma mère ce qu'il en était. Elle me répondit que ne comprenant pas à quoi pouvait servir une telle mixture, elle l'avait jetée. J'étais furieux mais connaissant l'intelligence, la diplomatie et la ruse de ma mère, je me contentais de sourire et de lui expliquer à quoi pouvait servir cette mixture étrangère. L'année d'après, je ramenais un autre pot de moutarde et je pris grand soin d'expliquer à ma mère de ne surtout pas refaire le coup de l'année d'avant. D'accord, me répondit-elle sans grande conviction. Elle résista deux ou trois jours à l'envie de débarrasser sa cuisine de ce satané pot puis finit par le jeter. Le moment du repas venu, ne trouvant pas ma moutarde, je demandais des explications ; -c'est peut-être ta sœur ou quelqu'un d'autre qui, ne connaissant pas ce qu'était cette mixture, l'aurait jetée. La troisième année, je ne ramenais pas de pot de moutarde. Cela ne servirait absolument à rien : ma mère trouvera toujours le moyen de s'en débarrasser. La démocratie serait-elle -pour nous autres peuples du Sud de la méditerranée- un peu comme la moutarde : un produit que les jeunes, ouverts sur le monde, ramènent de leurs voyages et dont les vieux ne veulent pas ? Faute, peut-être, de savoir s'en servir, d'être très peu convaincu de son utilité ou parce qu'elle leur monte au nez ? Pourtant, les grandes démocraties occidentales ne ratent aucune occasion de nous rappeler que nous ne pourrons sortir de l'impasse où nous nous trouvons que grâce à une pratique démocratique du pouvoir. Une frange assez conséquente de notre société pense de même. Le pouvoir, aussi. Alors où est le problème ? Sommes-nous, oui ou pas, une république démocratique ? Pour la majorité des occidentaux, notre pratique laisse à désirer. Franchement, on s'en fout de ce qu'ils pensent de nous. Ils n'ont qu'à balayer devant leur porte et tenter de trouver un remède aux multiples maux qui gangrènent leur société : misère de plus en plus dévorante des pauvres, solitude des vieux, enrichissement honteux des richards, multiples mafias de plus en plus envahissantes, délinquance juvénile, montée de l'ultra-droite, pratique de plus en plus répressive des pouvoirs, et surtout un mépris, qu'on peut difficilement cacher, des pays pauvres doublé d'un égoïsme gargantuesque. Dans le nouvel ordre mondial, on nous dit que les gouvernements sont de plus en plus impuissants à gérer les crises, que c'est l'économie qui est aux commandes et qu'un gouvernement de droite ou de gauche ne changera rien à l'affaire. Le monde va mal, vous dis-je. La crise va déferler chez nous dans les temps prochains. Comment nous convaincre que la démocratie aurait pu nous préserver des dégâts qu'elle va causer alors qu'elle est issue du pays qui est cité en exemple pour son respect des libertés et de la démocratie ? Il s'agit bien sûr des Etats-Unis par qui -comme lors de la crise qui a entraîné la deuxième guerre- tout a commencé ? La frange de notre société qui réclame depuis longtemps une pratique plus claire de la démocratie, pense que beaucoup de maux, propres à notre société, auraient pu être éradiqués grâce à la liberté d'expression et de pensée. Que l'uniformisation de tout un peuple ne peut que mener au chaos. Le pouvoir, de son côté, clame que la démocratie doit-être construite avec beaucoup de réflexion, de doigté, de maîtrise pour éviter les terribles glissements que certains pays ont connus, en ouvrant grand, toutes les vannes. Chose qu'il est en train de faire : instaurer avec sagesse, une pratique dont nous avons toujours été privés et que de grands pas ont été faits dans ce sens. Et puis comme le dit ce slogan pour lutter contre le fléau des accidents de la route : « rouler lentement c'est le gage de votre sécurité ». Pour ces trois catégories (les occidentaux, la frange revendicatrice, et le pouvoir) la démocratie serait exactement comme la moutarde de ma mère. Aucun problème ne se pose pour les premiers puisque cet ingrédient est le leur. Les seconds en réclament beaucoup et tout de suite. Les troisièmes tentent de calmer leur ardeur en leur signifiant que rien ne sert de courir et qu'il vaut mieux partir à point. Et nous autres, gens du peuple, dans tout cela ? Serions-nous encore une fois le dindon de la farce ? Car si pour la majorité des consommateurs que nous sommes, la moutarde peut aujourd'hui, aisément remplacer l'harissa, on ne nous a toujours pas appris quel mets pourrait accompagner la mystérieuse démocratie « moutardesque ». Et puis notre organisme si longtemps habitué aux frustrations et brimades, pourra t-il digérer de telles nourritures sans risquer de tomber malade ? Il faut beaucoup de recherche dans ce sens et beaucoup de tests avant de décider si un tel remède peut nous être injecté. Nous avons donc largement le temps.