Bien avant son entrée en vigueur, tout indiquait que la mise en place du projet de la CNAM ne serait pas chose facile. Les plus optimistes étaient persuadés qu'il connaîtrait des problèmes pratiques au niveau de son application ; les autres, les plus pessimistes et les septiques sont allés beaucoup plus loin, ils y voyaient des difficultés d'ordre structurel. Pour eux, la réussite d'un projet de cette envergure exige qu'on le fasse bénéficier de structures fiables. Et le refus de la part des responsables de fixer une date pour la mise à niveau des établissements de santé décuple leur doute quant à une éventuelle amélioration de la situation. Une vraie réforme digne de ce nom doit intervenir suite à des études minutieuses pour s'assurer qu'elle donnera des résultats positifs pour la réalisation desquels il faut réunir toutes les conditions idoines. Pour ce grand projet de la CNAM, on suppose que les parties concernées se soient conformées à ces impératifs, qu'elles aient emprunté cette démarche, mais lorsqu'on jette un regard sur la réalité, on devient septique, car il n'y a rien de changé sur le terrain, les hôpitaux sont aussi peu nombreux et aussi inhospitaliers à cause du manque d'espace, de personnel et de matériel.
Les caravanes interminables Avant de s'engager dans cette voie de la réforme, avant de créer cette caisse commune entre la CNRPS et la CNSS, l'autorité de tutelle aurait dû doter au préalable le secteur de la santé d'une infrastructure adéquate qui répondrait à la demande croissante des prestataires, c'est-à-dire améliorer l'état des lieux des centres hospitaliers existants en procédant à quelques extensions et en élargissant la masse du personnel et aussi en leur fournissant le matériel nécessaire, et en créer d'autres dans les régions qui n'en ont pas. Rien de tout cela n'a été fait, les hôpitaux sont aussi saturés qu'avant, leur capacité d'accueil n'a pas augmenté d'un iota, le personnel est débordé comme d'habitude ; et c'est aux prestataires de payer la facture d'une telle gabegie : ils attendent des mois pour avoir un rendez-vous, et quand ce jour tant attendu arrive, ils doivent s'armer de patience pour pouvoir supporter les longues heures d'attente dans des files interminables, et si on habite loin, les peines sont doubles à cause des grands déplacements à effectuer. Le problème acquiert une autre dimension et les souffrances sont décuplées quand la destination est l'une de ces unités spécialisées de santé uniques dans le pays telles que l'hôpital des enfants, l'Institut Salah AZAIEZ, l'institut d'ophtalmologie et l'institut Mohammed KASSAB. Ces déplacements sont une source d'épuisement physique et aussi matériel surtout pour ceux qui habitent dans le sud du pays. Les caravanes médicales organisées deux ou trois fois par an dans ces contrées éloignées sont louables, mais ne résolvent pas le problème en dépit du grand dévouement des médecins et du corps paramédical y participant et de leur aptitude à souffrir les difficultés du voyage. Tout ce qu'ils peuvent offrir à ces gens isolés, à ces exclus de la civilisation c'est des services d'urgence et des traitements anodins, leur bonne volonté ne suffit pas pour venir à bout de leurs maux et leur épargner les grandes peines du déplacement. Après leur départ, c'est la ruée vers la capitale, les caravanes s'organisent en sens inverse. La santé est le secteur qui a le plus besoin d'être décentralisé bien avant l'administration et la banque. Il faut doter tous les gouvernorats d'hôpitaux universitaires et installer des unités spécialisées partout dans le pays qu'on peut répartir en trois grandes zones : nord, centre, sud. Dans la plupart des régions, le citoyen ne bénéficie même pas des soins qui, dans un centre hospitalier, sont censés être élémentaires, on veut parler de certains hôpitaux régionaux comme celui de Ras Djebel, par exemple, où on ne plâtre pas et où l'on n'effectue pas certains types d'analyse, ces soins sont effectués dans l'hôpital universitaire de Bizerte. Dans cet hôpital, il n'y a que des médecins généralistes, les spécialistes, eux, sont envoyés par l'établissement central du gouvernorat une fois par semaine. Ces visites hebdomadaires obligent les prestataires à attendre de longs mois pour accéder aux soins.
Le produit de la maison Les défectuosités de ce système ne concernent pas seulement l'infrastructure hospitalière et la qualité des soins prodigués, mais touchent également le service administratif. Là aussi les prestataires rencontrent des difficultés. Par exemple, toute la banlieue nord est servie par un seul centre de la CNAM, celui de Kheireddine. Nous avons la même situation que dans les hôpitaux. Il ne faut pas y voir une défectuosité du système ; il s'agit d'une volonté de préserver la tradition, la saturation est un produit de la maison, une sorte de label. A Khereddine, Abdelouahab y a passé plus de deux heures avant de passer au guichet, à son arrivée, le numéro qu'indiquait l'afficheur électronique dépassait les trois cents. Autre conséquence logique de ce système, la lenteur du service entraîne la lenteur du remboursement des frais. Le même Abdelouahab a dû attendre plus de deux mois pour être remboursé en partie. On a prétendu qu'il ne leur a pas présenté tous les papiers, « ce qui n'est pas vrai » selon l'intéressé.
Les nouveautés Toutefois, il n'y a pas que de vétustés dans ce système, il y a aussi des nouveautés, les noms et les couleurs ne sont plus les mêmes : dorénavant on a un joli nom, la CNAM, dont la résonance est très poétique, une variante de noms, filière publique, filière privée, filière de remboursement, et une variante de couleurs, bleue, jaune, verte. Cette logique inversée consistant à privilégier l'accessoire aux dépens du principal n'est qu'apparente, elle dénote le grand savoir-faire des responsables qui, agissant à la manière des psychiatres, jugent que dans la santé les soins passent par l'humeur, alors ils ont commencé par l'esthétique en égayant le secteur. Autre nouveauté, le changement de l'état civil des prestataires. On a marié les célibataires et attribué le statut de célibat aux mariés, donné des enfants à ceux qui n'en ont pas et pris à ceux qui en ont. Allala n'a pas retrouvé ses deux enfants, Abdelouahab, lui, n'a retrouvé ni sa femme ni sa fille, mais seulement le lycée où il travaille comme conjoint, et Zouhaier, plus chanceux n'a perdu qu'un seul de ses deux enfants. De cette façon la CNAM a résolu le problème des jeunes qui n'arrivent pas à se marier, faute de moyens, celui des vieilles filles qui ne sont pas sollicitées, faute de chance, et celui des couples qui sont privés de progéniture. Grâce au bâton magique de cette fameuse caisse, tout ce beau monde se trouve marié et parent. Ces mesures sont motivées par un souci d'équité, on a voulu concilier les infortunés avec la fortune qui leur est récalcitrante, les autres, les vrais mariés et les vrais parents, n'ont pas à se plaindre sur ce plan, d'ailleurs certains parmi eux qui sont blasés de leur situation et qui regrettent leur mariage sont pleinement satisfaits, ce nouveau statut leur permet de revivre les belles années de leur célibat. Donc tout le monde trouve son compte dans cette nouvelle répartition dont les vertus thérapeutiques sont évidentes...même si c'est sur du papier. Des bourdes pareilles sont absolument inadmissibles et l'argument relatif aux difficultés de démarrage de tout nouveau projet ne peut être retenu d'autant plus qu'elles sont commises à grande échelle. D'où a-t-on recruté ces agents qui ne savent pas manipuler des données informatisées ? On doute fort de leur qualification professionnelle. Nous avons attendu des mois pour recevoir enfin des cartes « bourrées de bêtises ». On croyait qu'ils ont pris tout ce temps pour nous préparer quelque chose de sophistiqué. Le problème de la CNAM est d'ordre général, il touche à tout ; l'infrastructure, l'accueil, le remboursement et même l'enregistrement des identités des affiliés. C'est pour cela qu'il faut éviter de tout mettre sur le dos de la CNAM. Un projet d'une telle envergure doit occuper un rôle central dans le système de santé. Entre autres, doter la CNAM des moyens adéquats, ou tout simplement des moyens de ses ambitions.