L'étude des bijoux offerts chez nous à la mariée repose sur la seule approche économico-culturelle de la tradition ; mais quoi qu'on en dise, ce genre de présent est aussi un gage d'amour qui n'aurait pas eu cette portée symbolique si sa valeur économique était moindre. Les femmes tunisiennes peuvent recevoir à l'occasion de leur mariage ou lors des autres occasions qui y préparent, d'autres cadeaux non moins coûteux. Mais les bijoux (en or généralement) demeurent, à leurs yeux, l'offrande la plus précieuse que les futurs maris doivent leur présenter avant les noces et en toute circonstance en fait. Mais à quoi leur servent ces objets de valeur ? Où les gardent-elles ? Les conservent-elles jusqu'à la fin de leurs jours ? Les portent-elles tout le temps ou très occasionnellement ? Les coffrets à bijoux de nos femmes ont-ils tendance à se vider ou à se remplir une fois que celles-ci mariées ? Ce capital d'un genre particulier est en Tunisie diversement exploité ; certaines femmes le font continuellement fructifier et chaque année leur collection s'enrichit d'une ou de plusieurs nouvelles pièces. Mais elles sont rares, parce que la majorité des Tunisiennes se voient, une fois au moins dans leur vie, contraintes de les vendre ou de les déposer en gages afin de surmonter une période difficile ou dans le but de contribuer à la réalisation d'un grand projet familial ou personnel. Ce sont les bijoutiers qui leur achètent cette marchandise précieuse mais nos femmes préfèrent pour diverses raisons la mettre en gages dans un bureau de recettes spécialisé. Elles s'accordent de la sorte une chance de la récupérer le plus tôt possible. Par ailleurs le prêt demandé auprès de cette administration ne nécessite presque pas de formalités bureaucratiques (juste une demande), ni de dépenses. Son octroi est immédiat et il est accordé à un taux annuel relativement faible (8 %). Certes, on ne remet au demandeur que 60 % de la valeur estimative du bijou déposé, mais la somme remise comble souvent le besoin pour lequel on a recouru à ce pis aller. L'ennui pour certains c'est qu'aujourd'hui, sur l'ensemble des bureaux de recettes de la Tunisie, deux seulement accordent ce genre de prêt sur gages contre des objets en métal précieux (or), à savoir celui de Grombalia et celui de Téboursouk. C'est ce que nous ont confirmé deux agents du ministère des Finances exerçant à Tunis à qui nous avons demandé aussi de nous décrire le profil des demandeuses de ce prêt : " Ce sont surtout des femmes d'un certain âge qui sollicitent nos bureaux spécialisés, elles ont en général plus de 40 ans. Les clientes jeunes existent mais en une très faible proportion. En ce qui concerne les bijoux déposés, ils varient en poids et en valeur selon le montant escompté, mais il est rare que nos clientes mettent en gages cinq ou six pièces à la fois. Les articles que l'on gage le plus sont les parures, les colliers et les gros bracelets achetés au moins 15 à 20 ans auparavant. Nous ne pouvons pas vous dire à combien s'élève le prêt moyen octroyé par les clients mais nous savons que pour un seul bijou, il ne doit pas dépasser les 300 dinars. Pour ce qui est des motifs qui poussent à ce choix, nous les ignorons mais vous pouvez les deviner, ou alors posez la question aux concernées ! " C'est ce que nous avons fait, et voici tout de suite les réponses obtenues.
Revanche sur les années de privation Notre première interlocutrice s'appelle Fatma et a un peu plus de 70 ans. Nous l'avons abordée parce que nous avons constaté -et notre dame ne le cachait pas, loin s'en faut- que ses bras étaient à moitié recouverts de bracelets luisants. " Non, vous plaisantez, ce ne sont bien évidemment pas ceux que feu mon mari m'a offerts à mon mariage. Ceux-là, nous les avons remis en gages à un ressortissant étranger qui, après l'indépendance, décida de rentrer dans son pays et mit en vente plusieurs biens dont son commerce. Mon mari qui n'avait pas toute la somme demandée me proposa de laisser mes bijoux en gages chez cet étranger en attendant qu'il réunisse tout le montant. Ce que je fis un peu à contre cœur et avec des appréhensions quant à la possibilité de les récupérer un jour. Eh bien ! J'avais raison de me méfier parce que d'abord l'étranger partit avec mes bijoux après avoir vendu son local à quelqu'un d'autre et que mon époux n'a jamais pu m'en acheter d'autres. Ceux que vous voyez m'ont été offerts par mes enfants mais aussi par des parents et des amis à leur retour du pèlerinage. Regardez par vous-mêmes, ce sont ceux qui ne portent pas l'empreinte du poinçon tunisien. Vous me demandez si je ne crains pas d'être victime d'un vol à l'arraché, mais ces bijoux ne rapporteront pas grand-chose aux malfaiteurs. Je les mets aussi ostensiblement, un peu pour prendre ma revanche sur mes années de jeunesse pendant lesquelles je me suis privée de beaucoup de choses ! "
Prête à tout vendre Nozha était aux bras de son mari lorsque nous lui posâmes notre première question qui les fit sourire tous les deux : " Nous en parlions il y a deux jours seulement : c'est moi qui ai proposé à mon mari de mettre en gages quelques uns de mes bijoux. Ce ne sont pas tous des cadeaux de mariage, j'ai dit qu'on pouvait gager un vieux collier hérité de ma mère et un de mes bracelets que j'ai acheté moi-même avant de me marier. En fait nous n'avons pas besoin de beaucoup d'argent mais mon mari ne peut plus rien emprunter ni aux banques ni à sa société parce qu'il a déjà trop de dettes. Je pense qu'il est de mon devoir de l'aider quitte à renoncer à tout mon coffret. Nous avons quatre enfants dont deux à l'université et nous soignons un troisième pour une maladie chronique qui nous coûte très cher. C'est pour eux que nous sacrifions tout. Les bijoux d'une femme sont justement ce dernier recours inévitable dans certaines situations. Personnellement, je garde encore tout mon coffret, mais je suis prête à tout vendre si un jour cela s'impose. Non je ne dis pas cela pour faire plaisir à mon mari qui apprécie par ailleurs mon sens du sacrifice. Pour marier ma fille ou mon fils aîné, j'utiliserais certainement ce capital ! " Le mari approuve mais il jure que tant qu'il aura les moyens de préserver les biens de son épouse, il ne lui permettra pas d'en user pour les dépenses de la famille. " Puisse Dieu nous aider à y subvenir sans trop de peine ! "
Je n'avais pas le choix ! Najia ne portait même pas un faux bijou lorsque nous lui avons adressé la parole : elle vient d'avoir 38 ans et travaille dans une société étatique comme secrétaire. Son mari, qui a perdu son premier emploi, tient actuellement un petit commerce dans un local construit sur leur propre maison. Ils ont deux enfants dont l'aîné seul est scolarisé. " Déjà, comme cadeau de mariage, je n'ai pas reçu beaucoup de bijoux. Tout juste ce qu'il fallait pour la cérémonie. Mais très vite on en a eu besoin lorsque mon mari fut mis au chômage. A l'époque, il nous fallait terminer quelques travaux essentiels entrepris dans la maison dont une partie est restée inachevée jusqu'à cette heure. C'est mon frère qui travaille en Italie qui a remboursé le prêt de 600 dinars que nous a octroyé le bureau de recettes contre un bijou à moi et un autre à ma mère. Dans mon entourage, les femmes recourent quelquefois à cette solution, mais la plupart du temps elles préfèrent que leurs maris contractent des prêts bancaires pour supporter les grandes dépenses. Dans notre cas, les choix n'était pas nombreux, il nous fallait sacrifier quelque chose de très cher et je vous jure que le jour où j'ai cédé mon bijou et celui de ma mère, j'avais le sentiment d'accomplir un devoir sacré. Aujourd'hui, j'ai encore un collier, deux bracelets en or et des boucles d'oreilles en majorité faux. Un jour, deux jeunes gens ont volé en plein jour et devant moi, le sautoir d'une voisine, j'ai décidé depuis de ne plus mettre d'objets précieux sur moi si ce n'est vraiment pas indispensable.
Ah ! L'amour ! Falha enseigne dans le primaire et gagne bien sa vie surtout qu'elle vient avec son mari de payer la totalité des dettes relatives à l'achat de leur villa. " A vous dire la vérité, les couples d'aujourd'hui sont très différents de ceux d'il y a trente ou quarante ans. Autrefois, l'épouse tenait beaucoup plus à son bien et beaucoup de femmes cachaient leurs bijoux chez leurs mères pour les mettre à l'abri d'une quelconque convoitise du mari. De nos jours, on attache moins de prix à ce type de cadeaux que les femmes s'offrent désormais avec leur propre argent quand elles travaillent, ce qui est le cas de très nombreuses épouses que je connais. D'autre part, que représente le prêt accordé contre un objet précieux ? Presque rien, la banque propose beaucoup plus. C'est ce qui explique que la pratique du gage tend à être abandonnée. Personnellement, j'aime porter des bijoux même quand ils sont faux. Cependant, quand mon mari se propose de m'en offrir, je préfère que ce soit du vrai et ce qu'il y a de plus cher ! C'est aussi ça l'amour !