Cet homme n'a pas de vrai combat avec les mots. Pour lui, ils ne sont ni leitmotiv ni finalité. Ils servent tout simplement à cacher (et à relever par la même action) ce qui doit être dit. C'est-à-dire ce qui vient d'être rêvé. Cet homme n'est pas un écrivain qui s'échine à construire la phrase pionnière, à placer le mot qu'il faut exactement là où il faut. Non, par pudeur ou par facilité, ce comédien laisse le mot voler de lui-même ou venir à lui “évident, nu et beau, sans encore d'intonation. Il est, à lui seul, mémoire d'un instant, d'un visage, d'une odeur. Il est lui aussi un lambeau, un fragment, un bout qui commence par “Je me souviens” et finit par “Je ne sais plus”. Je ne sais plus pourquoi cette histoire a commencé par un enterrement au Père-Lachaise. Après tout, ce n'est nullement un polar. Est-ce parce qu'on sait qu'au fond de nous mêmes, toute vie qui commence met en branle la machine à tuer… à tuer le temps, les gestes effacés, les mots trahis, la douleur carnivore et tendre d'avoir aimé, d'avoir rêvé, d'avoir cru qu'on était quelque part éternel ? Peut-être que toute mort comporte quelque part, une nouvelle façon d'être. Une vie jusque-là inconnue parce qu'une autre existence l'aurait empêchée de voir le jour. Le départ vers le “Grand Ailleurs” de l'un donnerait-il le droit d'accéder à la lumière à “L'autre”. Si Serge n'était pas mort, Weber aurait-il écrit ce livre ? Pourtant Serge n'est pas un héros. C'est juste quelqu'un qui campe un rôle - certes important – dans “cette farce à mener par tous qu'est la vie”. Le véritable héros de cette histoire est une héroïne. Non, ce n'est ni Michèle, ni Emmanuelle ni Simone mais l'époque. Une époque fabuleuse parce que la magie du théâtre héritée des grands classiques et glissant délicieusement dans les bains mousseux de la modernité était encore là. Derrière l'Ecrit, Jacques Weber continue à jouer. Discrètement, pudiquement, intensément il tente de disparaître derrière ce rôle qu'un metteur en scène impalpable lui aurait légué et qui ne serait rien d'autre que sa propre vie. Par la mort de Serge, Jacques ne lui donne-t-il pas une nouvelle existence tout en s'essayant à nous faire oublier la sienne. Derrière ce sourire humain, (trop humain), ne chercherait-il pas encore à nous manipuler, à nous mener en bateau, à nous faire oublier ce monde de platitude où nous végétons pour nous pousser dans la plus insidieuse des fantasmagories. Weber est un tricheur. Il nous dénude de ce que nous sommes pour faire de nous ce qu'il est. Comme si ce grand Serge qu'on enterre n'était pas son ami mais le nôtre, que Michelle était la première femme que chacun d'entre nous aurait aimée ou que c'est grâce à Brasseur que nous avions eu notre premier rôle au théâtre. Chacun d'entre nous aurait-il quelque part un Serge (j'en ai connu un, moi aussi, qui me parlait de Brasseurs, rue de Sévigné) à enterrer pour se réveiller à la vie qui vient de passer et découvrir que la vraie vie ce n'est pas cet instant mais celle qui est ailleurs. Ailleurs, dans ce rêve idiot de vouloir changer le monde, de vivre la plus belle histoire d'amour, d'exercer le plus prestigieux des métiers, d'avoir les meilleurs amis et d'être – enfin – un héros né pour vaincre, né pour échapper à tous les pièges de la mort et demeurer pour l'éternité auréolé de trente-six mille feux de gloire. Weber est un grand. Tout ce qu'il a approché ou touché le fut, de même, parce que cette époque qui les a tous pris à bras – le – corps était une mer immaculée, infinie. Ce livre n'a pas été écrit pour un lecteur connu ou inconnu. Non, c'est encore une ruse de comédien pour échapper (et nous faire échapper) de cette prison où l'on nous tient assagis en attendant que la mort vienne. Cet écrivain n'écrit pas. Il joue... et il est merveilleux sur scène. * Edition le cherche midi, 2009, 205 pages.