Dans Luka et le Feu de la Vie, il y a du Alice au pays des merveilles, du Shéhérazade, entremêlés avec la magie des jeux vidéo modernes. C'est le nouveau conte pour enfants que vient de publier le romancier indo-anglais Salman Rushdie. Dédié à son fils cadet, le nouveau roman est une réécriture du conte philosophique traditionnel sur le mode des jeux vidéo et des fantasmagories contemporaines. Luka et le Feu de la Vie fait suite à Haroun et la mer, des histoires que l'auteur des Enfants de minuit avait publiées en 1990, au lendemain de la proclamation de la fatwa iranienne qui l'avait condamné à une vie de clandestinité et de peur. Ce récit qui était aussi une parabole de la situation personnelle de l'écrivain à l'imagination entravée, était dédié au fils aîné de Rushdie. Ce dernier que le grand public connaît comme le romancier post-moderniste et post-colonial à succès, dont la reconnaissance mondiale (récipiendaire du Booker prize en 1981, cité pour le prix Nobel) a permis de placer les lettres anglophones de l'Inde sur la carte littéraire du monde, est aussi un père très attentionné et tendre. Marié cinq fois, l'homme n'a pas vraiment vu grandir ses fils, confiés à leur mère. Son fils aîné Zafar a une trentaine d'années et son fils cadet Milan, né du troisième mariage de l'écrivain, est un adolescent de 13 ans. Milan avait eu vent du livre que son père avait écrit pour son frère et tout naturellement il a réclamé son roman à lui ! Le voilà comblé. Les angoisses d'un père vieillissant Tout comme Haroun et la mer des histoires était profondément marqué par les circonstances de la vie personnelle de l'auteur à l'époque, le nouveau roman traduit, lui aussi, les angoisses intimes d'un père vieillissant – Rushdie avait cinquante ans quand Milan est né – qui craint de ne pas connaître son fils adulte. Cette appréhension subliminale traverse Luka et le Feu de la Vie dont le jeune héros connaît de nombreuses aventures et affronte le mal pour extraire son père d'un sommeil sans fin. «Mes deux romans pour la jeunesse ont en commun cet élément de l'intrigue où un père est secouru par le fils, a expliqué Rushdie. Plus généralement parlant, cela correspond au sentiment qu'ont beaucoup de parents d'avoir trouvé leur salut dans leurs enfants.» Dans Luka et le Feu de la Vie, c'est sans doute ce sentiment de renouvellement qui fait proclamer à la mère du protagoniste Soraya, émerveillée d'avoir donné naissance à un second fils à l'âge de 41 ans, qu'elle avait « mis au monde un garçon capable de renverser le cours du Temps, de le faire couler à l'envers et de nous (ses parents) rendre notre jeunesse». Nous sommes de retour dans la ville de Kahani («histoire » en hindi) où s'était déroulé autrefois le récit de Haroun. D'ailleurs, Haroun est le frère aîné de Luka. Dans Haroun et la mer des histoires, Rushdie racontait comment le jeune héros devait surmonter mille obstacles pour que son père, Rachid, le conteur à la voix magique réduit au silence par une malédiction, retrouve sa voix et puisse de nouveau raconter des histoires. Une quête initiatique Vingt ans après, c'est le tour de Luka de venir à la rescousse du paternel, plongé dans un sommeil qui risque de lui être fatal. Ni sa femme ni ses enfants ne parviennent à réveiller le conteur. «Plus de blabla pour le shah de Blah, proclamaient les gros titres, non sans cruauté. Le voilà transformé en belle au bois dormant. Sauf qu'il n'est pas si beau que ça». Difficile pour Luka d'imaginer un monde sans son père. Alors, il se met en route, accompagné de ses compères fidèles — le chien appelé «Ours» et l'ours appelé «Chien» — pour aller à la recherche du «Feu de la Vie» qui seul peut ressusciter son père. Suit une quête initiatique quasi-prométhéenne, rythmée par des épreuves et des confrontations avec des êtres plus proches des Super-Mario et des Lara Croft que de la cosmogonie traditionnelle. C'est le conte oriental à l'heure de l'imagination virtuelle et des images de synthèse, ponctué par les jeux de mots acrobatiques qui sont devenus les marques de fabrique de l'écriture rushdienne. Pris au jeu de ce conte merveilleux et moderne, le lecteur en sort ébloui. Ebloui par la puissance d'évocation de Salman Rushdie et sa capacité chaque fois renouvelée d'inscrire dans les contingences du récit des interrogations fondamentales sur la vie, la mort, l'amour et le temps. —————— Luka et le Feu de la Vie, de Salman Rushdie. Traduit de l'anglais par Gérard Meudal. Editions Plon, 215 pages.