Les Français auront répondu nombreux à l'appel de la démocratie. Après ce premier tour, c'est elle la grande triomphatrice. Une espèce de revanche sur elle même dès lors que la sinistrose ambiante annonçait une indifférence des Français vis-à-vis de la chose publique et, pour tout dire, vis-à-vis de la politique... Quand on a la chance de pouvoir arbitrer une compétition dans les règles démocratiques, eh bien, il ne faut pas la brader. 84% de Français ont voté. Et l'on spécule déjà sur une affluence encore plus marquée pour le second tour. La forme est donc sauve du fait que les institutions ont fonctionné selon cette appellation chère à Valéry Giscard d'Estaing : " Démocratie française ". Qu'en est-il du fond ? En fait, ce premier tour consacre trois gagnants. Dans son camp, Sarkozy fait mieux que Chirac en 2002 ; Royal fait oublier le camouflet de Jospin, tandis que Bayrou, parti relativement tard, triple le score des Centristes. Le grand perdant c'est l'extrémisme de droite, c'est le recul du Front Populaire et qui ne pourra pas prétendre jouer aux arbitres comme auparavant. Il n'aura pas à devoir choisir " entre le pire et le mal " (entre Mitterrand et Chirac) - et d'ailleurs il n'avait pas tranché en l'occurrence et c'est comme cela que Mitterrand gagna... Mais déjà Sarkozy fait peur. La virulence de ses propos, ce carriérisme exacerbé, cette tentation oligarchique et qui lui fait faire des pieds de nez aux institutions, sa façon de quadriller la société française, cette tendance à faire du révisionnisme, la croyance que seuls les gens qui travaillent sont utiles et la stratégie anti-immigration ... eh bien tout cela pourrait être pris pour du Le Pen tout craché. Mais il parle quand même de valeurs françaises même s'il ne parle pas d'universalité de ces valeurs. En face, Ségolène Royal réussit le pari d'être la première femme à disputer carrément la présidence. Elle fait moins peur que son rival. Mais c'est plutôt son propre camp qu'elle inquiète. Car Sarkozy s'était mis à parler de modèles français et il en finissait donc avec les clivages idéologiques. Royal, peut être bien ingénument, peut être bien par calcul, l'y a rejoint. Et c'est comme cela que l'un et l'autre ainsi d'ailleurs que Bayrou ne se rendent peut être pas compte qu'ils ciblent le même objectif : en finir avec l'ancienne dialectique gauche/droite ; en finir pour de bon avec les clivages paralysants... En finir en somme avec cette " Vieille Europe " dont la France serait - aux yeux des néo-conservateurs de Washington - la locomotive essoufflée. Mais alors, si Sarkozy n'est qu'un accident dans la droite traditionnelle et que Royal ne se proclame guère l'héritière de la gauche taillée, tel un costard, sur mesure pour Mitterrand, de quelles idéologies se proclament-ils si tant il en existe encore ? Les analystes pensent qu'en leur for intérieur les deux candidats veulent décentraliser, décaler même " leurs pôles respectifs ". Et c'est peut-être dans cet esprit qu'on assistera à une manœuvre jamais produite auparavant : ils iraient tout les deux vers le Centre et c'est le Centre qui dispatcherait ses forces dans les deux sens. En soi, c'est une symbolique : c'est la fin de la France des Jurrassik Parc... La fin des fondateurs et donc la fin des allégeances au passé. En un mot, la France sortira de sa coquille. Que ce soit avec Sarkozy ou avec Royal, la France va infléchir une nouvelle dynamique géostratégique. Sarkozy souffre de claustrophobie communautaire : il ne croit pas vraiment en l'Europe et ne cache pas sa fascination pour l'Amérique. Royal, elle, n'a jamais pardonné à Mitterrand d'avoir ancré l'Europe à l'Allemagne. Descendra-t-elle vers le Sud ? Vers nous ?...