La question de l'émigration est en passe de devenir le sujet central du dialogue euro-méditerranéen, surtout pour les Européens, qui cherchent à réduire les flux migratoires en provenance des pays sud-méditerranéens. Elle constitue aussi l'une des pierres d'achoppement sur lesquelles butte souvent ce dialogue. Car, malgré les efforts des pays du Nord et du Sud pour rapprocher leurs points de vue et harmoniser leurs politiques en la matière, le débat reste entaché, de part d'autre, d'une grande dose de scepticisme sinon de suspicion.
L'atelier, organisé samedi par la Fondation Friedrich Ebert, en son siège à La Marsa, a montré l'ampleur du malentendu - et le mot n'est pas fort - qui empêche une véritable coopération internationale pour répondre aux défis - sécuritaires, humanitaires et autres -, que pose ce phénomène que d'aucuns, surtout au Nord, n'hésitent pas à qualifier de fléau, un de plus dans la panoplie des périls, réels et imaginaires, dont ce Nord, développé, repu et un brin égoïste, aime à s'effaroucher. Aux côtés de Lothar Witte, représentant résident de la fondation allemande à Tunis, trois orateurs se sont succédés à la tribune pour présenter des approches, à la fois, contradictoires et complémentaires, qui traduisent la complexité du problème et la nécessité d'y apporter des réponses concertées et concrètes. L'Europe ne doit pas en effet chercher à imposer «ses» solutions d'un problème dont elle n'est pas seule à subir les conséquences. Le voudrait-t-elle d'ailleurs qu'elle ne le pourrait pas, surtout qu'elle en est - un peu - responsable, elle aussi ? De même, ces solutions devraient-elles respecter les intérêts de toutes les parties et, surtout, dépasser le seuil des déclarations de principe (ou d'intention) pour se traduire en politiques, en programmes et en actes.
La preuve par trois Face au problème de l'immigration, trois positions contrastées se dégagent souvent. Elles ont d'ailleurs été exprimées par les trois orateurs qui se sont succédé à la tribune. La première, volontariste et consensuelle, a été défendue par l'économiste tunisien Mahmoud Ben Romdhane, partisan d'une politique de régulation des flux migratoires qui tienne compte des besoins de l'Europe en main d'œuvre qualifiée et de ceux des pays Sud-Méditerranéens en emplois pour leurs jeunes chômeurs, dont le nombre, déjà important, est appelé à augmenter au cours des quinze prochaines années. La seconde, qui se veut réaliste et pragmatique, exprimée par l'Allemand Eberhard Rhein, ancien Vice-président responsable des relations extérieures à la Commission européenne et actuellement Conseiller au sein du Centre de Politique Européenne à Bruxelles, souligne le caractère global des phénomènes sociopolitiques modernes, comme le chômage des jeunes ou les mouvements migratoires, dont l'Europe est loin d'être épargnée elle aussi. L'Allemand appelle aussi les pays Sud-Méditerranéens à faire preuve d'imagination et de créativité, en concevant notamment des politiques intérieure et extérieure en phase avec leurs problèmes spécifiques, et en respectant les exigences de la démocratie, de la transparence et de bonne gouvernance. Tout en se disant d'accord avec les deux premières approches, l'Espagnol Ivan Martin, professeur d'économie, coordinateur du projet Casa Arabica à Madrid, préfère les concilier. Car, dit-il, «on ne peut parler de l'émigration, sans chercher à comprendre le système économique qui la créée». Or, ce système est fondé, dans les pays du Sud, sur des politiques de développement qui ne créent pas suffisamment d'emplois, et sur un ordre économique international caractérisé par une inégalité croissante entre le Nord et le Sud. Seule donc une politique globale, macro-économique et fondée sur le «co-développement» peut réduire les écarts entre les deux rives de la Méditerranée, doper la croissance au Sud et fixer les populations dans leurs pays respectifs. Il reste cependant à donner un contenu concret à ce concept de «co-développement», très en vogue aujourd'hui, mais qui tarde à être traduit dans des programmes dignes de ce nom.
Plaidoyer pour l'«immigration temporelle» L'Europe assiste aujourd'hui à un accroissement sans précédent des flux d'immigrés clandestins. Dans le même temps, les pays européens continuent de régulariser des centaines de milliers de travailleurs clandestins. Certains de ces pays sont pourtant dirigés par des gouvernements de droite, réputés hostiles à l'immigration, un phénomène en passe de devenir «pathologique», selon l'expression de Ben Romdhane, qui évoque les flux croissants de candidats à la «harqa» (immigration) se déversant sur les côtes européennes, parfois au péril de leur vie. L'économiste cite, à ce propos, une étude réalisée récemment par les Nations unis qui montre que 20% des jeunes tunisiens, issus de tous les milieux, sont tentés par la «harqa», dont 10 à 15% sont diplômés de l'université. Selon le chercheur, de 40 000 à 50 000 migrants tunisiens débarquent chaque année en Europe. Il y a aussi près de 30 000 autres qui rejoignent le Vieux Continent dans le cadre du regroupement familial. Beaucoup d'autres Tunisiens naissent en Europe. La hausse constante des flux financiers envoyés à leurs familles par les Tunisiens résidents à l'étranger traduit (ou trahit) cet aggravation du phénomène de l'immigration, légale et/ou clandestine. Face à l'ampleur de ce phénomène, des hommes politiques, au Nord comme au Sud, préconisent la réorganisation des flux migratoires selon une formule «gagnant-gagnant», qui sert les intérêts des pays du Sud, lesquels font face à une hausse du chômage, notamment celui des diplômés, et ceux des pays du Nord, qui ont besoin de compenser leurs déficits démographiques - la population active européenne va baisser de 20 millions d'âmes au cours des 15 prochaines années - en accueillant notamment une population jeune et professionnellement qualifiée. Celle-ci viendrait alors des pays du Sud, qui pourraient ainsi placer leurs flots de diplômés chômeurs. La Tunisie est l'un de ces pays. Avec ses taux de scolarisation très élevés, notre pays a vu le nombre de ses diplômés du supérieur passer, en 10 ans, de 5 000 à 60 000, auxquels s'ajoutent les diplômés des filières de formation professionnelle, qui sont passés, au cours de la même période, de 20 000 à 75 000. Avec son tissu industriel constitué en majorité de PME, un taux d'encadrement relativement faible et une décélération des recrutements dans l'administration et les entreprises publiques, la Tunisie aurait du mal à trouver des emplois aux 100 000 nouveaux demandeurs qui arrivent, chaque année, sur le marché du travail. Pour notre pays, comme pour les autres pays du Sud confrontés au problème du chômage, l'«immigration temporelle», préconisée par l'économiste français Philippe Fargues, pourrait donc constituer une solution. Les pays européens, qui ont besoin d'une population jeune et bien formée, pourraient absorber, de manière organisée, et pour une durée allant de 5 à 7 ans, de jeunes diplômés issus des pays du Sud. Ces derniers pourraient ensuite rentrer au pays avec une formation et une épargne dont ils pourraient faire profiter les leurs. Cette formule pourrait aussi aider à remédier au problème de la fuite des cerveaux, qui aggrave les écarts de développement entre le Nord et le Sud au bénéfice du premier.
Des châteaux en... Europe «Ceci est trop beau. Mais difficile à réaliser», commente Eberhardt Rhein. Qui ajoute, avec humour, que «les Tunisiens et les Français sont passés maîtres dans l'art de construire des châteaux». Sans préciser s'il s'agissait de châteaux de sable, de cartes ou en Espagne. Ce qui revient, bien sûr, au même. Selon l'hôte allemand, le chômage des jeunes est un phénomène global qui touche même l'Europe. En Allemagne, par exemple, les diplômés de l'université accepteraient aujourd'hui n'importe quel travail et à n'importe quelles conditions. «Je souhaite bonne chance aux jeunes diplômés tunisiens qui voudraient trouver du travail en Allemagne», dit Rhein, avec une franchise décapante. Avant d'ajouter: «Il y a actuellement en Europe une course frénétique aux meilleurs talents partout où ils se trouvent. Je ne pense pas que les 50 000 diplômés tunisiens sont les meilleurs ingénieurs ou informaticiens dont l'Europe a besoin». Autre bémol avancé par l'Allemand: il y a 30 ans, l'immigration était le privilège des Maghrébins et des Turcs. Or, aujourd'hui, les candidats à l'immigration viennent de l'Inde, du Pakistan, de la Chine, de la Pologne, de la Roumanie... A lui seul, ce dernier pays a donné à l'Europe 2 millions d'immigrés. Près de 3 autres millions sont aujourd'hui candidats au départ. Cette migration intereuropéenne (les Français qui travaillent en Irlande et les Polonais en Irlande...) a encore de beaux jours devant elle. «L'Europe est devenue un melting pot à l'américaine et qui se suffit désormais à elle-même», dit encore Rhein, comme pour mieux enfoncer le clou. Quid alors du vieillissement du continent dit «vieux» ? L'Allemand préfère relativiser le phénomène. L'Europe compte 500 millions d'âmes. Elle perdra 50 millions d'ici 2050. «C'est une perte avec laquelle nous pourrions bien vivre», explique-t-il. La baisse de la natalité n'est pas, elle aussi, irréversible. Les politiques de natalité mise en route en France et dans d'autres pays, qui permettent aux femmes de concilier travail et famille, pourraient aider à relancer la démographie européenne. En retardant l'âge de la retraite de 65 à 67 ans, en améliorant la santé des seniors en âge de travailler et en augmentant la productivité, avec notamment l'apport des nouvelles technologies, l'Europe dispose de réservoirs inépuisables pour maintenir sa prospérité actuelle. Elle pourrait donc, selon Rhein, se passer de l'apport de la main d'œuvre du Sud. Conclusion, sur un ton délibérément provocateur: «Au lieu de chercher à exporter leurs problèmes vers l'Europe, les pays du Sud feraient mieux d'assurer leur survie en instaurant la démocratie, la transparence et la bonne gouvernance, seules garantes du progrès social».
L'Europe doit mettre la main à la poche Comme pour atténuer l'effet réfrigérant des propos de son collègue allemand, Ivan Martin s'est montré plus indulgent à l'égard des Sud-Méditerranéens. Selon des études récentes, l'immigration contribue au tiers de la croissance espagnole (près de 1,1%). Cette contribution, estimé à 623 euros par an et par habitant, est quatre fois plus importante que la contribution des réformes structurelles mises en route par le gouvernement espagnol. Ce qui provoque les mouvements d'immigration, c'est l'écart de revenus qui se creuse entre l'Europe et la rive Sud de la Méditerranée. Pour ralentir ces mouvements, il n'y a pas d'autre solution que le «co-développement». Il faut donc se situer dans une logique macroéconomique globale, créer un véritable espace économique euroméditerranéen, fondé sur des politiques claires et accompagné de fonds suffisants à même d'aider les pays du Sud à se mettre à niveau. Martin fait, à ce propos, une comparaison assez significative : depuis 1993, l'Espagne a reçu de l'Europe une aide estimée à 230 euros par habitant et par an, contre seulement 4,5 euros pour la Tunisie et le Maroc. «L'aide doit être assez conséquente pour que les pays acceptent de perdre une partie de leur souveraineté économique en se soumettant aux exigences des bailleurs de fonds européens», explique l'économiste. Bref, au lieu de donner des leçons de bonne gouvernance, l'Europe ferait mieux de se montrer aussi généreuse, aujourd'hui, vis-à-vis de ses voisins du Sud qu'elle l'a été, hier, vis-à-vis de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce, ou, depuis quelque temps, vis-à-vis des pays de l'Europe de l'Est. Elle ne peut non plus décréter la liberté de circulation des marchandises et, en même temps, des restrictions draconiennes à la circulation des personnes. Ni, encore, disposer des travailleurs du Sud comme d'une main d'œuvre corvéable à merci, des sortes d'esclaves des temps modernes, juste bons pour combler des déficits ponctuels en mains d'œuvre dans certains secteurs et pour des périodes déterminées. C'est la politique que le nouveau président français cherche à mettre en œuvre sous le slogan (presque raciste) d'«immigration choisie». Le débat qui a suivi les trois interventions a montré l'ampleur du malentendu entre le Nord et le Sud. La plupart des intervenants tunisiens, notamment Me Mohamed Jmour, le Dr Mustapha Ben Jaâfar, chef du FDTL, et les universitaires Malika Horchani, Monia Ben Jemia et Hassen Boubakri, ont souligné, chacun selon son angle d'analyse, l'ambiguïté de la position européenne, qui impose aux pays du Sud ses diktats en matière de réformes, tout en refusant d'accompagner celles-ci par des engagements fermes et concrets. Le sort réservé aux travailleurs immigrés en Europe, souvent privés de leurs droits sinon maltraités, a aussi été évoqué par Me Mokhtar Trifi, président de la LTDH, qui a tenu à exprimer, à la fin du débat, sa profonde déception quant à la position exprimée par M. Rhein et qui se résume en une formule lapidaire: «Débrouillez-vous avec vos problèmes !». De là à penser que le «bon voisinage», proposé par l'Europe à ses voisins du Sud, est mal parti...